ÉDITOS

Malaise dans la civilisation

PAndré Rouillé

La culture est décidément l’un des thèmes de prédilection du Président de la République, comme on a pu le constater à nouveau le 20 décembre dernier à l’occasion de son discours prononcé à Rome, au Palais de Latran, devant une assemblée de cardinaux du Saint Siège. Comme marqués par la sensation d’un véritable malaise dans la civilisation, ses propos prenaient l’allure d’un appel à l’Église sur le thème : «La France a besoin de catholiques heureux qui témoignent de leur espérance».
On aurait tort de prendre à la légère ce discours hallucinant, à la fois grotesque dans sa naïveté réactionnaire et d’une terrible habileté. On aurait d’autant plus tort qu’il fonctionne en résonance avec d’autres discours comme celui de Dakar sur le rôle positif de la colonisation. On aurait également tort parce que ce genre de discours, qui s’en prend frontalement aux piliers de la culture française, semble bien fonctionner dans la cohérence d’une stratégie d’ensemble soigneusement élaborée

.

Au-delà de la singularité des domaines et des modes d’action, un même projet politique s’accomplit au travers de la surexposition outrancièrement people et médiatique du Président, au travers de son activisme au service des grandes entreprises françaises, au travers, encore, des révisions discursives, institutionnelles ou législatives des éléments les plus emblématiques de la culture française.

Le discours de Latran, que le Président a prononcé après avoir été reçu (en compagnie de Jean-Marie Bigard!) par le Pape, est un éloge appuyé en faveur de la religion catholique, doublé d’une attaque en règle contre l’un des grands principes de la République : la laïcité.
Outre que ce discours déroge aux obligations constitutionnelles du Président, il remet directement en cause plus de deux siècles d’histoire et de culture françaises.

Au-delà d’un appel de principe à une «laïcité positive» combinant une liberté de penser et de croire avec la reconnaissance du caractère positif des religions, on assiste à une (nouvelle) reconstruction de l’histoire où une vision angélique de l’Église et de la religion est opposée à une diabolisation systématique de la laïcité et de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État.
L’auditoire de hauts dignitaires de l’Église rassemblés dans un haut lieu du Saint Siège ne suffit pas à justifier que le chef de l’État français adopte une posture à ce point réactionnaire qu’elle projette la France un siècle en arrière, voire bien en deçà des Lumières, jusqu’au baptême de Clovis.

Alors que le Président en charge des destinées du pays devrait tracer des perspectives d’avenir, on le voit, ici et ailleurs, s’ingénier à réécrire le passé. En l’occurrence, il tente obstinément de combler la séparation entre l’Église et l’État qui prévaut en France afin d’introduire, comme aux États-Unis, la religion dans la politique. Autre façon de faire dériver la politique vers le compassionnel, et de détourner les citoyens de leurs triviales revendications sociales et économiques au profit de préoccupations plus spirituelles et transcendantes.

La machine à réécrire l’histoire commence par la construction d’un très stratégique ancrage religieux de la France. Après cette affirmation aussi péremptoire que fausse selon laquelle «c’est par le baptême de Clovis que la France est devenue Fille aînée de l’Église», est martelée cette phrase en forme de slogan publicitaire : «Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes».
Origine, racines et filiation : les liens entre l’Église et la France se sont tissés au fil d’une «histoire commune où le christianisme a beaucoup compté pour la France et la France beaucoup compté pour le christianisme».

Mais voilà, force est d’admettre que l’idylle n’a pas toujours été aussi radieuse, et qu’il est impossible de faire l’impasse sur cette situation massive qu’est la séparation de l’Église et de l’État instaurée en 1905 dans un fort contexte d’anticléricalisme.
Qu’à cela ne tienne, le staff présidentiel a scénarisé la situation sur un mode quasi hollywoodien opposant des bons et des méchants.

Le camp des méchants, celui de «la laïcité», est accusé d’avoir voulu «couper la France de ses racines chrétiennes» et priver la nation de «l’héritage éthique, spirituel, religieux de son histoire», c’est-à-dire d’avoir tenté de «commettre un crime contre sa culture».
Et puisqu’il faut être compris, autant insister : «Arracher la racine, assène le Président, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale, c’est dessécher davantage encore les rapports sociaux qui ont tant besoin de symboles de mémoire».
LA racine, LA signification, LE ciment, voilà le rôle que n’aurait cessé de tenir l’Église dans la nation française. Pas moins.

Il n’est donc pas surprenant que l’Église, en particulier les prêtres et les religieux, tiennent dans le scénario le rôle des bons. Car, «c’est surtout par leur sacrifice dans les tranchées de la Grande guerre, par le partage de leurs souffrances, que les prêtres et les religieux de France ont désarmé l’anticléricalisme».
Doit-on comprendre que les prêtes et les religieux ont combattu à la fois l’envahisseur prussien et les assassins laïcs de la culture française — l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur ?

Tout ce discours finement ciselé par des esprits indubitablement aguerris au combat idéologique n’est évidemment qu’une parodie de l’histoire. Les faits et les personnages sont de pures fictions construites sur mesure pour les besoins politiques du moment, au risque de placer le récitant, le Président de la République, dans une délicate posture. Celle de dénoncer de fait une loi organique de la République; celle de salir les convictions laïques d’une large proportion de Français ; celle d’exclure de la culture française — sinon de la civilisation — les juifs, les musulmans et les athées, ainsi que tous les groupes et acteurs de la vie sociale, économique et culturelle qui, au cours des siècles, ont contribué à assurer richesse, diversité et dynamisme à la culture française. En un mot, le Président prend le risque de diviser la nation au lieu de la rassembler.

De falsifications en reconstructions et en oublis volontaires de l’histoire (où l’Église n’a pas toujours été exemplaire, loin de là), la petite pensée unidimensionnelle permet d’introduire un nouveau personnage dans la fiction: l’espérance.
Directement associée à la religion, abusivement considérée comme étrangère à la «morale laïque», et élue parmi «les questions les plus importantes de notre temps», l’espérance tient le rôle de remède (miracle) au malaise dans la civilisation.
En permettant de «trouver un sens à l’existence», en répondant au «mystère de la mort», en ouvrant chacun «à une dimension qui le dépasse», l’espérance viendrait en effet combler les erreurs, les errements et les horreurs qui ont déchiré le monde depuis le siècle des Lumières. Elle permettrait aussi de dépasser les «facilités matérielles, la frénésie de consommation, l’accumulation des biens» qui désespèrent aujourd’hui les pays développés.

L’espérance et la religion seraient l’ultime instrument politique susceptible de faire face à la ruineuse finitude matérielle et à l’abyssale perte de sens dans lesquelles notre civilisation contemporaine s’est échouée. «Un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent», déclare le Président en guise de justification à une alliance politique entre la République et l’Église par dessus la loi de 1905.

Cette alliance, présentée comme «une chance pour notre pays», consacrerait la restauration du rôle des prêtres au détriment des instituteurs pour cette raison que, «dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur […] parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance».

Dernière minute : Renseignements pris, à titre exceptionnel, pourront être estampillés «porteurs d’espérance» les instituteurs non syndiqués qui auront accepté de «sacrifier plus de vie pour gagner plus de charisme».
«Sacrifice» et «charisme», deux nouveaux personnages: le spectacle continue…

André Rouillé.

A la fin de ce week end le nouveau site paris-art.com devrait être accessible. Et la semaine prochaine vous recevrez une newsletter, entièrement nouvelle également.
Merci de votre fidélité, et de nous accompagner dans cette nouvelle étape de paris-art.com

_____________________________
Gloria Friedmann, Exodus, 2007. Plâtre et mixed media. 195 x 570 x 90 cm. Courtesy Galerie Cent8. © Gloria Friedmann. Photo André Morin.

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS