ÉDITOS

Luc Ferry, l’art d’être réactionnaire

PAndré Rouillé

Il fallait s’y attendre, le climat délétère qui règne aujourd’hui en France est propice à toutes les dérives, à tous les relâchements idéologiques. Les dérapages éthiques sont devenus des modes d’action politique. L’interview sur l’art contemporain, intitulée «Un art qui ne vise qu’à choquer», que Luc Ferry a accordée à l’hebdomadaire Valeurs actuelles indique combien ce climat favorise aussi un vaste laisser-aller de pensée et l’affirmation «décomplexée» de valeurs ouvertement réactionnaires.

Il fallait s’y attendre, le climat délétère qui règne aujourd’hui en France est propice à toutes les dérives, à tous les relâchements idéologiques. Les dérapages éthiques sont devenus des modes d’action politique. L’interview sur l’art contemporain, intitulée «Un art qui ne vise qu’à choquer», que Luc Ferry a accordée à l’hebdomadaire Valeurs actuelles indique combien ce climat favorise aussi un vaste laisser-aller de pensée et l’affirmation «décomplexée» de valeurs ouvertement réactionnaires.

S’il est évidemment légitime, et nécessaire, de soumettre l’art contemporain aux feux de la critique, d’autant plus que les motifs ne manquent pas; si chacun est également libre de ne pas apprécier certaines œuvres ou l’ensemble de la création contemporaine; l’expression de ce rejet est toujours terriblement éloquente. Aussi bien politiquement que philosophiquement.

Ce qui frappe d’emblée chez Luc Ferry, c’est sa médiocre connaissance de l’art contemporain. A le lire, on a vraiment l’impression qu’il n’y connaît pas grand chose, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas d’en parler de façon péremptoire. Il mélange allégrement art moderne et art contemporain, dénigrant celui-ci à partir de celui-là, prenant des musiciens modernes (John Cage) à l’appui d’une charge contre l’art contemporain, et multipliant ainsi les approximations. Les seuls artistes contemporains qu’il mentionne sont les vedettes des discussions de bistrot sur l’art — Koons, Hirst, Boltanski, Murakami.
Autre signe patent de méconnaissance, et erreur théorique: il procède à une double réduction de l’art contemporain, en le circonscrivant à cette petite poignée de vedettes internationales, et en le repliant sur son seul aspect mercantile de marché mondialisé.

Ainsi rapporté à son aspect économique et spectaculaire, et vidé de sa substance — faite d’une multitude de pratiques esthétiques, d’artistes, d’œuvres, d’institutions —, l’art contemporain, qui est fondamentalement pluriel et mouvant, est réduit à l’état d’abstraction. La petite mécanique pseudo-philosophique peut alors mouliner en pleine idéologie, et dérouler tous les discours, loin de la réalité complexe de l’art, loin de l’esthétique, sans craindre ni les contradictions, approximations et provocations, ni la démagogie, ni même les propos indignes tels que ceux tenus sur l’exposition Boltanski au Grand Palais: «C’est clairement moche et sans intérêt, il faut qu’on nous bassine avec des considérations sur la mort, le destin qui frappe au hasard et autres poncifs consternants».

S’agissant du marché de l’art, par exemple, il est, d’un côté, désigné (à tort) comme le territoire principal de l’art; tandis que, d’un autre côté, ladite «réconciliation de l’art contemporain avec la logique du marché et de l’argent» sert à dénoncer le caractère élitiste et de classe d’un art auquel il est démagogiquement reproché de ne concerner «ni le prolétaire ni le paysan, mais les grands capitaines d’industrie» et les «bohèmes».
Soit. Mais quand, après sa tirade contre l’exposition Boltanski, on demande à Luc Ferry son avis sur la présence de Murakami à Versailles, les propos se font soudain aimables, mesurés et compréhensifs: «Versailles est une grande entreprise, qui doit largement s’autofinancer»; on est dans la «logique de la réconciliation de l’art et du marché»; mais surtout, «mon ami Aillagon fait un travail formidable et utile», etc.
Autrement dit, notre «philosophe» militant, invité par le très droitier hebdomadaire Valeurs actuelles dans le cadre d’un dossier destiné à casser de l’art contemporain, fait passer son intérêt («ami») politique avant le baston anti-art, et avant la cohérence de son propos.

De quoi écorner un peu plus cette petite étiquette de «philosophe» qu’il agite fébrilement depuis des lustres, en oubliant que les philosophes, comme les artistes, c’est à leur œuvre, à la pertinence et à la dignité de leurs propos et positions, qu’on les reconnaît. Car le marché et ses dollars ne font pas plus de grands artistes que les «amis» politiques, les décorations et les fonctions ministérielles ne font de philosophes.

En fait, sa rage contre l’art contemporain, Luc Ferry croit pouvoir la justifier en assénant ce qui est pour lui «une évidence», à savoir que «clairement, l’art contemporain a rompu avec l’idée de beauté». Sans mentionner la grande exposition «La beauté» qui, en 2000, a précisément attesté que cette notion reste une préoccupation forte de l’art contemporain; sans assurément disposer d’une culture suffisante en la matière pour en juger de façon informée; sans s’apercevoir que tout son propos est miné par le fait d’appliquer de façon fautive à l’art contemporain les notions de «rupture» et de «table rase du passé» qui ont été fondatrices de l’art moderne des trois premiers quarts du XXe siècle, mais que l’art contemporain a largement réfutées.

L’axiome est ainsi martelé: «Si on pense l’art en termes d’innovation et de rupture avec la tradition, alors l’art contemporain est bouleversant. Si on le pense en termes de beauté, il est d’une insigne médiocrité».
L’«évidence» ainsi énoncée concerne moins l’art contemporain qu’elle n’exprime les conceptions sur l’art et la beauté que Luc Ferry va puiser dans «les siècles passés» — en Grèce, au Moyen Age, et chez les peintres hollandais du siècle de Vermeer.
Cette appréhension du présent de l’art avec les critères du passé est, à la lettre, réactionnaire, marquée du sceau de la nostalgie d’un monde révolu où «l’art, c’était d’abord la mise en scène de symboles éthiques, intellectuels ou spirituels majeurs, communs à un peuple ou à une époque».
Dans cette optique, l’art, pour être vraiment art, devrait rester fidèle aux valeurs, aux formes, et aux pratiques héritées de cet âge d’or mythique — le XVIIe siècle hollandais — au-delà duquel tout changement est considéré comme une régression. La «beauté» elle-même ne saurait être qu’une, transcendante et transhistorique. Universelle.

Tout cela hume fort le cours de philo de terminale, le temps où la pensée s’éveille avec Platon et Kant, avant de se former et de s’aguerrir au contact d’autres textes et d’autres philosophes, y compris modernes et contemporains, qui ouvrent d’autres perspectives, mais qui font ici manifestement défaut.

Réactionnaire, Luc Ferry l’est encore par le volet apparemment positif de son argument: «Si l’on pense l’art en termes d’innovation et de rupture avec la tradition, alors l’art contemporain est bouleversant». Mais en bon réactionnaire, Luc Ferry exècre l’innovation et la rupture, et les bouleversements. Il n’a pas de mots assez méprisants à l’encontre des avant-gardes qu’il vomit pour avoir fait du XXe siècle «un siècle de déconstruction des « classiques » comme jamais dans l’histoire de l’humanité: déconstruction de la tonalité, de la figuration, de l’intrigue, des règles du théâtre, voire du cinéma».

On comprend alors que pour Luc Ferry l’art contemporain est marqué du péché originel d’être né du sein des avant-gardes, c’est-à-dire «de l’innovation radicale, de la tabula rasa, de la subversion et de l’originalité à tout prix, fût-elle insignifiante». Il est accusé de cette faute inexpiable d’avoir contribué à rompre définitivement avec «la tradition», avec «les classiques», avec «le passé».
Qui plus est, la rupture esthétique est aussi politique, opérée par une clique «bohème, soixante-huitarde et contestataire» où les artistes, «fumistes» et «hirsutes» font cause commune avec les révolutionnaires…

Finalement, l’intérêt de cette interview de Luc Ferry n’est pas à rechercher dans ses propos sur l’art qu’il ne connaît pas, et qu’il ne peut pas connaître parce qu’il ne peut pas le voir (au sens littéral et figuré). L’intérêt réside plutôt dans la profondeur de cette cécité; dans l’ampleur, la violence et la radicalité du rejet de l’art moderne et contemporain; et dans cette position guère kantienne consistant à situer aujourd’hui «la beauté» dans le design et la mode, «dans le monde des objets plus que dans celui des « œuvres »». Et à choisir une Bugatti ou une montre Jaeger-LeCoultre plutôt qu’un Soulage, un Basquiat, ou un concert de Boulez.

L’attrait de Luc Ferry pour les voitures, les montres ou la mode est évidemment aussi légitime que son refus de l’art contemporain. Mais ses motivations et justifications le sont esthétiquement et philosophiquement beaucoup moins. Opposer une automobile, fût-ce une Bugatti, à un tableau de Soulage n’est tout simplement pas sérieux. C’est moins une audace que l’expression d’un désarroi théorique. Voire le signe que cette croisade contre l’art contemporain menée au nom de la «tradition» et des «classiques» s’accorde assez bien avec le bling-bling ambiant, qui n’est autre qu’une défaite majeure de la culture.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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