ÉDITOS

Les mots et les Å“uvres

PAndré Rouillé

Les œuvres sont toujours plongées dans un entrelacs de discours, de récits, d’histoires ou de fictions, dans une matière textuelle et discursive qui les recouvre, les occulte, les travestit ou les enserre, mais qui, aussi, les révèle en traçant vers elles des passerelles, des itinéraires inédits, des voies nouvelles de compréhension, en exhumant des intelligibilités inaccessibles aux seuls regards.

En cette fin d’octobre à Paris, en pleine période des foires, des histoires bruissent de toutes parts dans l’art. Par exemple, entre le Palais de Tokyo et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, situés côte à côte, comme en position de dialoguer, se tisse un riche faisceaux d’histoires, qui se combinent à d’autres histoires, plus anciennes inscrites dans l’architecture moderniste commune à l’une et à l’autre de ces institutions.

Aux échos assourdis des «grands récits» désormais épuisés du progrès et des promesses de futurs radieux, qui ont été ceux de la modernité et que susurrent encore les murs des bâtiments, se superposent aujourd’hui d’autres discours. Ceux du marché avec la foire Slick, dont la tente a été temporairement plantée là pour quelques jours; et plus durablement, ceux des expositions et des œuvres.

Actuellement au Palais de Tokyo, les fictions dont Sophie Calle fait la matière de son œuvre (exposition «Rachel, Monique») côtoient le véritable appareillage narratif qui enveloppe les œuvres, organise la présentation, et scelle la cohérence de l’exposition «Fresh Hell», une carte blanche confiée à l’artiste anglais Adam McEwen.
En face, au Musée d’art moderne, les expositions sont portées par d’autres histoires, plus périphériques aux œuvres. Ce sont les polémiques, dénonciations ou défenses, enclenchées par la décision de la Mairie de Paris d’interdire l’exposition «Larry Clark» aux mineurs de moins de 18 ans. Ce sont aussi les échos saisis par le photographe d’une certaine jeunesse américaine à la dérive durant les années 1970. C’est encore le roman de la vie de Jean-Michel Basquiat qui ne cesse d’interférer avec son œuvre.

Les œuvres sont ainsi toujours plongées dans un entrelacs de discours, de récits, d’histoires ou de fictions, dans une matière textuelle et discursive qui les recouvre, les occulte, les travestit ou les enserre, mais qui, aussi, les révèle en traçant vers elles des passerelles, des itinéraires inédits, des voies nouvelles de compréhension, en exhumant des intelligibilités inaccessibles aux seuls regards.
Les mots qui s’agrègent aux œuvres les enferment donc dans certaines limites, mais ils ouvrent aussi les œuvres à des visions sans cesse réinventées: «C’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend», note Gilles Deleuze (Critique et Clinique, p. 9). Ce qui, par parenthèse, légitime en art le rôle de la critique, dès lors qu’elle ne s’épuise pas dans de vains jugements, ni de futiles appréciations, mais qu’elle contribue, par les mots et les concepts, à construire de nouvelles visibilités.

En endossant le rôle de commissaire, l’artiste Adam McEwen a voulu donner à l’exposition «Fresh Hell» du Palais de Tokyo la forme d’une «narration évolutive» divisée en six sections avec pour projet d’«instaurer un dialogue entre différentes histoires et différentes générations». Car, pour lui, «l’histoire est un mur de briques qu’il faut constamment faire sauter afin de pouvoir avancer», notamment en mêlant sans discrimination, comme il le fait, des œuvres contemporaines avec des pièces médiévales du Musée de Cluny.

Pour autant, s’il est effectivement fécond de chercher des similitudes plutôt que des différences entre des formes, ou des périodes, artistiques; si la «tentative de lévitation, de fuite hors de la gravité», est à beaucoup d’égards stimulante; et s’il est salutaire d’abandonner la conception moderne de l’influence historique, trop directement linéaire et verticale, au profit d’une conception plus latérale et organique; il n’en reste pas moins que tout cela achoppe sur un immense paradoxe. Ce projet éminemment conceptuel, dont la mise en œuvre aurait besoin de mots et de textes, ne dispose en effet, dans l’exposition, que d’objets plastiques pour matière d’expression.

L’inadéquation entre la nature conceptuelle du projet et la matière plastique d’expression mobilisée dans le cadre de l’exposition aboutit fatalement à un échec qui n’est que très partiellement comblé par l’appareil textuel des cartels et du magazine (qui n’est pas un catalogue).
Or, il pourrait bien s’agir là de l’aporie sur laquelle viennent buter certains de ces travaux contemporains qui sont comme traversés par une disjonction: conçus avec des concepts, et mis en œuvre avec des matériaux plastiques. Il en résulte un faux hermétisme, et une incompréhension chez les spectateurs.

Si effectivement l’on pense par l’art autant qu’avec des concepts, c’est sur un mode différent. La pensée par concepts est accrochée aux sens et aux mots, tandis que, par l’art, elle émane des sensations éprouvées au contact de la matière des images et des choses.

A cet égard, l’œuvre de Sophie Calle, également présentée au Palais de Tokyo, puise une part de sa force dans l’alliage qu’elle opère entre ces deux formes de pensée. Dans sa façon de faire dériver la langue du côté des sensations poétiques, de faire chavirer les concepts dans la fiction, et de donner au texte une forme d’image intégrée à d’autres images, notamment des photographies.

Mais l’exposition «Rachel, Monique» va plus loin encore en tirant parti des travaux d’extension en cours dans le Palais de Tokyo.
Alors que l’exposition est entièrement consacrée à la mort de sa mère, Sophie Calle l’a installée dans les profondeurs sombres d’un étage inférieur ordinairement fermé au public, sur un immense plateau dégagé, glauque, au sol brut et aux murs grossiers, auquel on accède par une porte dérobée et un escalier, «sur réservation uniquement».
Là, parmi des clichés en vraie grandeur de pierres tombales alignés au sol, parmi des vues du cercueil et de la défunte sur son lit de mort, et parmi des évocations de sa vie, on quitte l’espace balisé du musée pour s’enfoncer dans l’univers de la mort. Et en faire l’expérience sensible — plutôt que conceptuelle — à la croisée du lieu, de nos corps, des images, des récits et des choses.

Au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Jean-Michel Basquiat fait également, mais différemment encore, un usage esthétique et signifiant des mots. Ses toiles et ses dessins sont en effet constellés de mots et de noms, parfois biffés, et sous forme de listes — en anglais, en espagnol, en italien même. Mais ces mots ne sont pas de purs vecteurs de concepts, car ils désignent tout en faisant, par leur forme plastique et leur matière picturale, corps avec la toile. Ce sont à la fois des mots et des figures qui font dériver la toile du côté de la bande dessinée et du graphe, du côté du langage, du côté de l’expression des minorités afro-américaines.
Ici, les mots signifient moins par leurs sens que par leurs formes: «Je biffe les mots pour que vous les voyiez mieux, [pour] vous donner envie de les lire», explique Basquiat qui, en tant que descendant d’esclave, sait que la visibilité se gagne contre la néantisation imposée par le pouvoir des maîtres.
En se faisant peinture, les mots transforment la toile en espace scripturaire, en surface plate dépourvue de toute perspective, en tableau sur lequel se côtoient des éléments de vies et s’inscrivent des bribes d’histoires et des ébauches de mondes. Des rêves sans doute impossibles.

André Rouillé

Consulter:
— Exposition «Jean-Michel Basquiat», critique par Paul Brannac
— Exposition «Fresh Hell», l’agenda
— Exposition «Rachel, Monique» de Sophie Calle, l’agenda

 

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