ÉDITOS

Les mots et les Å“uvres

PAndré Rouillé

Les œuvres d’art ne sont jamais vues seules, mais toujours accompagnées, traversées, suivies, entourées par une multitude de discours, d’écrits et de paroles. Autant de «commentaires» explicatifs, critiques, poétiques, philosophiques, techniques, financiers, pédagogiques, muséographiques, et esthétiques, qui agissent évidemment sur les œuvres, qui assurément les transforment, et qui… les font exister.
Cette nébuleuse discursive dans laquelle baignent inévitablement les œuvres rencontre toutefois la perplexité de ceux qui croient qu’un rapport direct avec les œuvres est souhaitable et possible sans médiation, sans mots, sans paroles. Bref que le visible est autonome, et disjoint du dicible.
C’est cette question qu’a à sa manière abordée le colloque «L’art peut-il se passer de commentaire(s)?» organisé au Mac/Val (Musée d’art contemporain du Val de Marne) autour de quatre grandes directions:
1° «Le comment du commentaire au musée»; 2° «L’autrement du commentaire au musée»; 3° «L’ailleurs du commentaire»; 4° «Commentaires d’artistes».

Autant de questions que Philippe Coubetergues, le maître d’œuvre de l’événement, décline dans un très beau dialogue philosophique intitulé «Diaporama : musée, l’institution du commentaire? L’un et l’autre face à une œuvre d’art», publié dans les actes qui viennent de paraître

«L’un», adepte impénitent de l’autonomie absolue de l’art, affirme que «l’art doit pouvoir se passer de commentaire» parce que le contact avec les œuvres ne saurait être qu’«une affaire de contemplation, de méditation intérieure». Aussi, les paroles et les mots sont-ils soupçonnés de recouvrir les œuvres d’un «bruit» qui les parasite et qui, finalement, se substitue à elles.
«L’autre», qui comprend l’idéalisme d’une telle position, s’efforce de montrer l’inéluctabilité du commentaire, et son caractère salutaire : «L’œuvre vit de ses commentaires, elle n’existe qu’à travers les multiples formes d’appropriation qu’elle suscite».

Mais, au-delà de leurs différences, «l’un» et «l’autre» se placent «face» à l’œuvre qui est ainsi chosifiée, considérée comme un objet sur lequel on pose un regard et édifie un discours. Car la notion de «commentaire» a cela d’inapproprié qu’elle fait reposer le parler sur le voir, et qu’elle situe le lisible dans une secondarité par rapport au visible.
«L’un» dramatise la situation en affirmant que «dans le commentaire, ce sont les mots, la parole, qui se substitue aux images, le lisible qui remplace le visible, l’intelligible qui remplace le sensible».
«L’autre» n’adhère certes pas à ce modèle excessif de substitution-remplacement des œuvres par les mots, mais il situe néanmoins les commentaires dans un après et un à propos de l’œuvre.

La notion de «commentaire» porte à croire que l’on parle de ce que l’on voit, que l’œuvre précède les mots, que le visible prévaut sur le dicible.
Or, «l’un» (hostile aux «commentaires») et «l’autre» (favorable) sous-estiment tous deux ce fait que le savoir est un agencement pratique d’énoncés et de visibilités. Le contact visuel direct avec l’œuvre n’est que la moitié du savoir sur l’œuvre ; et les discours, l’autre moitié.

En outre, les craintes que les œuvres disparaissent sous un amoncellement de mots et de paroles, ou même que «la parole se substitue aux images», ignorent que «parler, ce n’est pas voir» (Maurice Blanchot), qu’aucun isomorphisme ne relie les mots et œuvres. La disjonction entre parler et voir, l’énonçable et le visible, interdit la substitution et le recouvrement. Le «choc des images» et le «poids des mots» sont irréductiblement hétérogènes.

Enfin, et surtout, la notion de «commentaire» inverse les mécanismes du visible et du dicible tels que les a décrits Michel Foucault dans ses travaux sur la prison et l’asile, sur la délinquance et la déraison, qui sont autant d’études sur les rapports entre les pratiques non discursives de visibilités et les pratiques discursives d’énoncés. Avec lui, Gilles Deleuze insiste sur le primat de l’énoncé par rapport au visible : «Seuls les énoncés sont déterminants, et font voir, bien qu’ils fassent voir autre chose que ce qu’ils disent» (Gilles Deleuze, Foucault, p. 74).

Paradigmatiques sont à cet égard les readymades de Marcel Duchamp qui inaugurent une longue série de procédures par lesquelles, depuis près d’un siècle, des objets vernaculaires ou des actions quelconques sont par le truchement de discours convertis en œuvres d’art.
Les readymades partent de choses toutes faites, souvent ordinaires (une roue de bicyclette, un urinoir, un porte-bouteilles, etc.). Avec eux, l’action de l’artiste ne consiste plus à fabriquer, mais à rencontrer une chose, à la sélectionner, à la faire enregistrer par une institution (un musée), et à tenter de diriger sur elle l’attention d’un ensemble d’acteurs — auteurs, critiques, éditeurs, vendeurs, clients, etc. Plutôt qu’à l’artisan, qui fabrique, l’artiste s’apparente là au magicien, qui convertit des choses en œuvres-readymades.
Tout n’est pas art, mais tout peut devenir art, ou plutôt, toute chose peut devenir matériau de l’art dès lors qu’elle est inscrite dans une procédure artistique. L’art devient une question de procédure, de croyance, de discours.

Avec la modernité, le discours a ainsi hérité de la mission de conférer à nombre de productions et de pratiques nouvelles, toujours hétérodoxes, une intelligibilité et une visibilité artistiques. Souvent, les paroles et les mots contribuent à raccorder à l’art des pratiques et des productions qui paraissent s’en éloigner, ou à faire voir et comprendre comment de nouvelles versions de l’art s’actualisent dans des apparences et des procédures inouï;es. C’est-à-dire à redéfinir en permanence les frontières entre art et non-art, à reconfigurer l’art.

Dans cette situation, le discours n’est plus le commentaire d’une œuvre préexistante, mais un opérateur artistique qui concourt à l’existence même de l’œuvre et à ses devenirs: un producteur de visibilités artistiques.

Parce qu’en effet les œuvres, qui sont des productions symboliques avant d’être des choses, ne sont jamais achevées. De multiples discours les éclairent de mille lumières changeantes et les ouvrent toujours à de nouvelles visibilités (lesquelles ne se réduisent pas à la vue).

S’il est évident que les œuvres n’échappent pas aux discours, il convient finalement d’examiner «Comment elles deviennent avec les discours». Ou : «Comment les mots produisent, éclairent et transforment les œuvres»

André Rouillé.

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Virginie Yassef, Passe Apache, 2006. Sculpture. Résine, bois, métal. 2 x 2 x 1 m. Courtesy galerie G.-P.&N. Vallois, Paris. La Générale. Photo de Ludovic Jecker.

Lire
— Philippe Coubetergues (dir), L’art peut-il se passer de commentaires?, Mac/Val, Vitry-sur-Seine, 2006.
— Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986.
— Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969.
— Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.
— Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975.

English translation : Rose Marie Barrientos

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