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Les foires, ou l’invisibilité de l’art

PAndré Rouillé

Au soir de la fermeture de la 36e édition de la Foire internationale d’Art contemporain (Fiac), après une semaine d’intense effervescence, les galeristes ont exprimé leur satisfaction, voire leur «enthousiasme». Les collectionneurs étaient de retour, les affaires ont été bonnes — en dépit de la crise —, et le nombre des visiteurs en hausse de 23% par rapport à l’an dernier — en dépit d’un prix d’entrée prohibitif de 28 euros. On ne peut que se réjouir de cette insolente santé qui confirme toutefois que le marché de l’art ne va pas au même tempo que le reste de l’économie, et qu’il s’adresse prioritairement aux catégories aisées de la population

Au soir de la fermeture de la 36e édition de la Foire internationale d’Art contemporain (Fiac), après une semaine d’intense effervescence, les galeristes ont exprimé leur satisfaction, voire leur «enthousiasme». Les collectionneurs étaient de retour, les affaires ont été bonnes — en dépit de la crise —, et le nombre des visiteurs en hausse de 23% par rapport à l’an dernier — en dépit d’un prix d’entrée prohibitif de 28 euros.
On ne peut que se réjouir de cette insolente santé qui confirme toutefois que le marché de l’art ne va pas au même tempo que le reste de l’économie, et qu’il s’adresse prioritairement aux catégories aisées de la population.

Cette évidence ne semble pas avoir frappé le ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, selon lequel «l’atmosphère très chaleureuse de la Fiac doit inciter des gens qui n’oseraient pas venir» à pousser les portes de la foire.
Quelques jours auparavant, lors d’une réception des galeristes au ministère de la Culture, il avait déjà expliqué: «Nous avons tous un véritable défi qui est celui de l’intimidation sociale. Des gens pensent que ce n’est pas pour eux». Or, avait-il insisté, «c’est pour eux, il faut leur faire sentir, les aider à franchir le pas».

Eh bien non, Monsieur le Ministre, la Fiac n’est pas pour les «gens» (et encore moins pour le «peuple») qui, s’ils souffrent d’une «intimidation sociale», elle n’est sans doute pas la même que la vôtre. La Fiac n’est pas un lieu ouvert de culture, mais un dispositif strictement commercial, qui ne cherche nullement à «aider [les gens] à franchir le pas», mais qui fait au contraire tout pour les exclure. Telle est la fonction du prix d’entrée de 28 euros: limiter le nombre des purs visiteurs qui n’achètent pas, mais dont la présence encombrante dans les allées et les stands risquerait de troubler cette «atmosphère très chaleureuse» propice à la vente plutôt qu’à la délectation artistique.
Cette stratégie peut être critiquée par les adeptes intransigeants de la pureté artistique, mais sa cohérence est si forte qu’elle fait basculer dans la démagogie la moindre tentative (ministérielle) de lui superposer d’autres objectifs que les siens.

La cible de la foire n’est pas l’amateur désintéressé, souvent désargenté, mais guidé par une approche culturelle et sensible de l’art. La foire, qui est entièrement conçue pour la vente, s’adresse en priorité à ses clients: les collectionneurs, directement ou potentiellement spéculateurs, à la recherche d’œuvres à acquérir, par passion ou par intérêt, mais toujours avec le désir de posséder. Le collectionneur se distingue de l’amateur par le fait que la sensation, quand elle existe, s’allie chez lui à un désir de possession.
Pour l’amateur, l’œuvre est avant tout un agencement de sensations et de sens. Pour le collectionneur, elle est toujours un objet doté d’une valeur d’échange sur le marché de l’art.

En fait, les foires d’art ne sont paradoxalement pas des lieux de visibilité, mais des machines optiques d’invisibilité. Les œuvres n’étant pas présentées pour être regardées mais achetées, en deviennent à la limite invisibles. A cet égard, les tentatives des organisateurs pour écarter les purs regardeurs (et non pas pour «les aider à franchir le pas»!) traduit l’implacable logique des foires dans lesquelles, en quelque sorte, la marchandise abolit le regard.

Le regard est aveugle dans les foires parce qu’il y est piégé, désorienté, par la marchandise. Au musée, dans une exposition thématique ou monographique, ou dans une biennale comme celle de Lyon, les œuvres sont liées entre elles par des lignes esthétiques, théoriques, politiques, chronologiques, ou poétiques, que le regard suit, perd et retrouve, quitte ou conteste. C’est ainsi stimulé que le regard agit, vit et pense.
Dans les foires au contraire, les œuvres soumises aux lois hétéronomes de la marchandise, sont juxtaposées, séparées, presque étrangères les unes aux autres. Cette communauté improbable des œuvres entre elles n’est guère propice à interpeller les regards, et à les entraîner à comparer, interpréter, ou… dériver poétiquement.

En dépit d’une réelle réussite de la scénographie de la Fiac sous la verrière majestueuse du Grand Palais, il a fallu composer avec les règles de la rentabilisation maximale: les stands (de dimensions et d’emplacements largement tributaires des coûts de location) étaient strictement alignés et séparés les uns des autres. Tandis que, dans le périmètre de chaque stand, les galeries présentaient des sélections aussi restreintes qu’éclectiques d’œuvres isolées sur des cimaises comme autant de mots sans phrase, vidés de leur sens.
Dans cet univers strict d’alignement, de juxtaposition, de séparation, et d’insignifiance, qui est celui des foires, où dominent le nombre, la mesure et le chiffre, le regard peine à tracer son chemin, à trouver des relais, à tisser ses propres liens, à se poser sur quelques œuvres pour en éprouver des sensations, sinon en extraire du sens.

Mais cette faillite du regard n’affecte vraiment que les visiteurs amateurs d’art qui considèrent les œuvres esthétiquement. Elle atteint moins ceux qui les appréhendent au travers des fluctuations de leurs cotes sur le marché international de l’art, en fonction de perspectives de revente, de spéculation et de profit. Ou a des fins de pouvoir symbolique.

Il n’est donc pas étonnant que la presse — Le Monde en tête, décidément —, se gargarise des chiffres de la Fiac qu’on lui a donnés en pâture: le bilan des ventes en dizaines de millions «de dollars», l’affluence record en hausse à deux chiffres, ou le ravissement de tel galeriste parisien dont «les trois quarts des œuvres présentées sur son stand ont été vendues, pour des sommes allant de 5 000 euros à 300 000 euros» (AFP).

Tous ces chiffres et d’autres ont été repris avec gourmandise par les médias à grand renfort de superlatifs. Mais d’œuvres, il n’a guère été question, sinon pour leur prix de vente et la célébrité de leurs auteurs. Tout simplement parce que ce grand marché-spectacle de l’art, qui s’est voulu «pétillant mais pas bling-bling», qui s’est significativement ouvert sur un feu d’artifice d’artistes, ne présentait pas d’œuvres. Seulement des marchandises.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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