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Les foires aussi font les tableaux

PAndré Rouillé

Dans le hall principal de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) qui a été inaugurée ce mercredi, on éprouve, par delà des éléments déjà bien connus des habitués, la sensation d’une énergie nouvelle. Rien de vraiment révolutionnaire, mais quelque chose de discret et d’indéfinissable, assez fort pour être ressenti.
Est-ce une illusion ou une réalité : les allées paraissent plus larges, les accrochages plus aérés, et les mouvements des corps plus fluides.

Autant de riens qui constituent une différence, qui traduisent une série de changements et de réorientations qui ont été opérés au cours de l’année écoulée sous l’égide de Jean-Daniel Compain, le directeur général, et de Jennifer Flay, directrice artistique.

Ces changements sont, il est vrai, intervenus à la suite de trente longues années d’existence de la Fiac, et en réponse à la terrible et soudaine concurrence de Frieze, la jeune foire britannique, dont la seconde édition vient de s’achever à Londres.
L’enjeu était de taille : entamer une nouvelle phase de l’histoire de la Fiac, déjouer tout risque de comparaison défavorable et ravageuse avec Frieze, du genre de celles qui avaient (souvent injustement) fusé l’an dernier, et redevenir l’une des grandes destinations des collectionneurs internationaux.

Pour cela on a procédé à une série de nominations, les critiques les plus virulents ont été habilement neutralisés, des liens nouveaux ont été noués avec les pouvoirs publics, les galeries et le tissu culturel parisiens, des sections accueillantes pour les galeries les plus jeunes et les plus dynamiques ont été créées.
Il fallait impérativement redonner à la manifestation cette énergie et ce rayonnement qu’elle avait sans doute perdus.
Il fallait en un mot donner un nouveau souffle à la machine, car la Fiac, comme les nombreuses foires d’art qui se multiplient dans le monde entier, est bien une immense machine à séduire et attirer le collectionneur, cet animal aussi désiré et fantasmé qu’il est volatil et… fortuné.

Donc, le hall principal a gagné en cohérence et notabilité; les jeunes sections Perspectives et Future Quake rassemblées dans le hall 5.1 animent l’ensemble d’une juvénile énergie ; avec le design, la fracture séculaire entre les arts «libéraux» et les arts «appliqués» est heureusement dépassée. Pourtant, les jeunes sections sont comme mises à l’écart dans un cadre aux agencements intérieurs plus sommaires. Quant aux écrans, en particulier ceux d’ordinateurs, ils occupent une place si faible derrière les autres matériaux artistiques que leur absence confère à la Fiac un (trop) net accent de tradition.

L’essor international des foires est l’expression, au tournant du XXIe siècle, de l’extension à l’horizon planétaire de la circulation accélérée des œuvres contemporaines, des acheteurs-collectionneurs, des artistes, ainsi que des pratiques et des formes artistiques.
Aujourd’hui, les grands collectionneurs sont obligés de sillonner le monde de foire en foire, au moins d’assister aux plus importantes d’entre elles. Si bien que le marché de l’art ressemble à une immense course-poursuite planétaire entre des collectionneurs en quête d’œuvres exceptionnelles et des galeries à la recherche de ventes miraculeuses.

Plus qu’aucun autre, le marché de l’art est surinvesti par le désir auquel tente de répondre la foire en concentrant en un même lieu un grand nombre de galeries et d’œuvres aussi prestigieuses et internationales que possible.
Ainsi conçue, la foire néglige les simples amateurs curieux au profit de cette catégorie de collectionneurs dont les activités et les modes de vie sont le plus en phase avec les rythmes, les valeurs, les dimensions et les protocoles du monde économique d’aujourd’hui.
Ces collectionneurs, en faveur desquels la Fiac propose un programme spécial d’accueil et d’accompagnement, ne craignent pas la pression, le mouvement, l’animation et la profusion qui, sur les foires, favorisent les achats rapides et impulsifs, et qui bénéficient aux œuvres plutôt séduisantes, voire superficielles.

Ces collectionneurs adeptes des foires sont certainement plus fraîchement arrivés en art que les collectionneurs plus aguerris qui disent acheter de préférence dans les galeries où l’on peut prendre en toute sérénité le temps nécessaire pour apprécier des œuvres parfois plus austères, plus difficiles d’accès, sans doute plus profondes aussi.

Les galeries sont en quelque sorte les épiceries fines de l’art, épiceries de proximité dont on connaît le maître des lieux qui prodigue ses conseils et garantit la qualité de ses produits. Si elles participent à des foires, c’est pour se hisser sur la scène internationale, mais sans jamais cesser d’être locales, à dimension humaine, engagées dans des relations suivies et durables avec les collectionneurs.

La foire est un autre mode de sélectionner et de présenter des œuvres, de les rencontrer et de les collectionner.
Par sa force de concentration des œuvres et de rassemblement des acheteurs, par son aire planétaire d’action, par sa puissance de promotion et par son approche résolument marchande de l’art, la foire est une machine à uniformiser l’offre, à broyer les différences, au point que les œuvres fortes et singulières deviennent des chimères qui font courir et rêver les acheteurs exigeants…

«Ce sont les regardeurs qui font les tableaux» déclarait malicieusement Marcel Duchamp pour affirmer à juste titre que les artistes ne sont pas les seuls acteurs de la création. Les œuvres adviennent en effet, au sein de ce monde particulier, et de plus en plus international, qu’est celui de l’art contemporain, dans un dialogue complexe entre les artistes, les «regardeurs» et les pratiques artistiques en vigueur, mais en connexion directe et souvent décisive avec d’autres acteurs et d’autres forces. En particulier les collectionneurs, les galeristes et les foires qui, elles et eux aussi, contribuent à faire les tableaux.

André Rouillé.

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Guillaume Leblon, Vue de l’exposition depuis l’entrée vers L’Escalier, à gauche Rites à intervalles irréguliers, au fond Les Succulentes, 2004. Courtesy galerie Jocelyn Wolff.

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