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Les artistes ont-ils toujours raison?

PAndré Rouillé

Avant même son ouverture prochaine au Palais de Tokyo, l’exposition «GNS: l’art contemporain et la topographie», suscite la polémique — et stimule le débat — avec le retrait des artistes du collectif Bureau d’études accompagné d’une lettre ouverte au commissaire Nicolas Bourriaud. De quoi s’agit-il? Nicolas Bourriaud, co-directeur du Palais de Tokyo et commissaire de l’exposition, a invité le collectif Bureau d’études à participer à l’exposition

Avant même son ouverture prochaine au Palais de Tokyo, l’exposition «GNS: l’art contemporain et la topographie», suscite la polémique — et stimule le débat — avec le retrait des artistes du collectif Bureau d’études accompagné d’une lettre ouverte au commissaire Nicolas Bourriaud. De quoi s’agit-il? Nicolas Bourriaud, co-directeur du Palais de Tokyo et commissaire de l’exposition, a invité le collectif Bureau d’études à participer à l’exposition consacrée aux artistes contemporains qui explorent «les modes d’habitation, les multiples réseaux parmi lesquels nous vivons, les circuits par lesquels nous nous déplaçons, et surtout les formations économiques, sociales et politiques qui délimitent les territoires humains».

Dans ce cadre, le collectif Bureau d’études proposait de diffuser massivement dans le métro «une publication traitant, au travers de cartes, du durcissement policier dans les transports en commun parisiens et de la question de la gratuité des transports publics».

A partir de là, deux problèmes sont intervenus qui ont précipité la rupture. D’une part, Nicolas Bourriaud a demandé que l’action de Bureau d’études ne se limite pas à l’extérieur, mais qu’elle ait également lieu au sein du Palais de Tokyo. D’autre part, la rémunération des artistes et les budgets de production des œuvres étaient dérisoires.

Au-delà des faits tels que les présente la lettre ouverte de Bureau d’études (ci-jointe), un débat complexe de stratégie culturelle et artistique s’exprime là. S’il n’est évidemment pas question de se prononcer en faveur de l’une ou de l’autre partie, le texte de Bureau d’études appelle quelques remarques.

Le débat porte sur la question du territoire d’action des artistes radicaux: à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions? Pour le monde de l’art, ou pour la société civile? Pour les visiteurs-clients-voyeurs des expositions, ou pour «les passants du métro qui restent des personnes avant d’être des regards».
Sur ce point, les artistes de Bureau d’études ont tranché: la « pratique de conception et de diffusion de cartogrammes auprès de publics non spécifiques aux espaces d’exposition, notent-ils, occupe l’essentiel de notre travail artistique aujourd’hui».

En tant que commissaire de l’exposition et codirecteur de l’institution organisatrice, Nicolas Bourriaud peut difficilement accepter des œuvres totalement extérieures. La géographie des artistes peut évidemment déborder le «site de création contemporaine» qu’est le Palais de Tokyo, mais ces deux géographies doivent d’une manière ou d’une autre se recouper.
Moins pour satisfaire aux exigences des sponsors, comme l’affirme Bureau d’études, que pour ancrer certaines actions critiques dans le champ de l’art, pour ajouter un supplément artistique à leur dimension militante (cet aspect est nettement apparu dans plusieurs travaux de l’exposition Hardcore).

En outre, pourquoi négliger les visiteurs-clients des expositions au profit des «passants du métro»? Il faut en effet préciser que les galeries, les musées ou les «sites de création contemporaine» sont des opérateurs de visibilité, des dispositifs qui rendent visibles des choses, des actions, des postures, des productions qui, sans eux, seraient menacées d’invisibilité. S’il est évident que cette visibilité n’est pas neutre, il n’est en revanche pas certain que le contact direct soit une garantie d’atteindre adéquatement les «passants du métro». En tous cas, la pertinence du contact direct mérite d’être interrogée.

Au lieu d’opposer un extérieur à un intérieur, ne faudrait-il pas tenter de croiser les territoires, de conjuguer les géographies. Comment problématiser un lieu d’art à partir de ses en-dehors. Comment inventer de nouvelles articulations, créer de nouvelles intersections pour produire de nouvelles efficacités critiques, sociales et artistiques. Celles qu’appelle «l’urgence du présent», pour reprendre la belle expression de Bureau d’études.

Cette critique en acte demande toutefois une caractérisation aussi juste que possible des institutions artistiques et de l’état actuel et à venir de la culture.
S’il est indubitable que nous sommes dans une «période de durcissement du système productif en général et de démantèlement programmé du service public de la culture en particulier»; s’il est effectivement «urgent de mettre en œuvre des exigences critiques, sans lesquelles l’art devient un pur instrument de pacification sociale»; il est en revanche plus contestable d’affirmer que «paradoxalement, les discours et postures critiques dans l’art contemporain paraissent tout aussi pacifiants dans certaines conditions que des discours ou postures plus conservatrices».

Autant il est légitime d’interroger et de critiquer les effets, les contradictions et les ambiguï;tés du Palais de Tokyo; autant il est contre productif d’associer l’exposition GNS de Nicolas Bourriaud (et l’exposition Hardcore, vers un nouvel activisme de Jérôme Sans) dans une même dénonciation des «expositions d’art politique à la mode» dont la fonction serait de «récupérer» et de «pacifier» les «immenses protestations contre la mondialisation libérale et la guerre».

Le projet, l’action, les choix, les productions, les discours, les conditions matérielles proposées aux artistes et les budgets du Palais de Tokyo peuvent être interrogés artistiquement et politiquement. Mais il est confusionniste d’affirmer, comme le fait Bureau d’études, que «la façade critique sert de masque à un démantèlement programmé des institutions publiques de la culture».

Cette stratégie artistique de contournement des institutions repose sur la conviction qu’en «s’intégrant dans les règles imposées par l’institution, et [en] acceptant ces dernières pour faire exister leur travail», les artistes «perdent leur influence critique sur la société». On entend là l’écho du bon vieux slogan «Participation, piège à cons !» qui assimilait tout compromis à de la collaboration, et qui en appelait à des convictions pures et dures, quitte à rester isolé.
Quant à l’aplatissement des différences entre les «discours et postures critiques» et les «discours et postures plus conservatrices», il redouble de très contestables (et populistes) affirmations telles que « La droite et la gauche, c’est pareil ». Alors que la critique pertinente de l’une et de l’autre exige de parfaitement distinguer leurs ressemblances et différences.

Je ne suis pas certain que ce qui se passe au Palais de Tokyo depuis sa création soit équivalent à ce qui se passe dans d’autres institutions parisiennes et françaises. Et, en dépit des critiques, aussi justes soient-elles, que l’on peut lui adresser, il me semble que cette différence mérite d’être reconnue. Reconnue et défendue contre les tentatives de la faire disparaître.
Cette différence, aussi mince soit-elle par rapport à ce qui serait souhaitable, est précaire. Nécessaire et menacée.

André Rouillé

Lire
Lettre ouverte du collectif Bureau d’études : «Nous ne participerons pas à l’exposition GNS»

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Matthieu Clainchard, Buzz, 2003. Installation : dispositif sonore. Au sol, 40 haut-parleurs d’ordinateur reliés à la terre. Dimension variable.
Photo : paris-art.com. Courtesy : Galerie Corentin Hamel.

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