ÉDITOS

L’entreprise: matériau et formes esthétiques

17 Avr - 17 Avr 2009
PAndré Rouillé

C’est donc un fait de l’époque, l’entreprise, la structure élémentaire du capitalisme à sa maturité, sinon à son déclin, est devenue pour l’art un pôle d’attraction, un objet d’intérêt, une cible des regards, voire un motif et un possible partenaire en création, et même un matériau et une forme artistiques.
Comme le portrait, le nu ou le paysage ont, au fil de l’histoire, été traités de multiples façons, l’entreprise fait aujourd’hui, en art, l’objet d’approches très différentes dont témoignent deux ouvrages récemment parus chez le même éditeur (Cité du design éditions) : d’un côté, L’Artiste et l’Entrepreneur, sous la direction de Norbert Hillaire; d’un autre côté, Les Entreprises critiques, sous la direction de Yann Toma et Rose Marie Barrientos

Alors que L’Artiste et l’Entrepreneur tente de réunir l’artiste et l’entrepreneur sous la figure (illusoirement) unifiante du «créateur», et selon les principes (faussement) communs de l’«innovation» et de la «créativité»; alors que l’artiste et l’entrepreneur sont, à l’époque du marché et du libéralisme dominants, (curieusement) associés dans une même mission de porteurs de sens, d’avenir et de projet (voir l’éditorial du 09 avril 2009, n° 273) ; l’ouvrage Les Entreprises critiques se propose, lui, de présenter une série d’«entreprises délibérément qualifiées de “critiques”, portées par des artistes-entrepreneurs» qui tentent de situer leur activité au carrefour de l’esthétique, de l’entreprise et de la politique.

Il ne s’agit donc pas dans cette posture d’établir une quelconque convergence entre des pratiques artistiques et entrepreneuriales, de nouer des accords entre artistes et entrepreneurs, ou, plus prosaïquement, de mettre l’art au service des besoins des entreprises — fussent-elles inspirées par le «nouvel esprit du capitalisme» cher à Luc Boltanski et Eve Chiapello. Il s’agit plus radicalement de calquer sur les entreprises commerciales la forme, le fonctionnement et les protocoles artistiques des «entreprises critiques», mais sans pour autant dissoudre leur caractère essentiellement artistique, sans diluer l’art dans l’économie.

C’est en effet parce que lesdites «entreprises critiques» sont avant tout esthétiques, qu’elles peuvent interroger les entreprises commerciales, s’en inspirer et s’en nourrir, les mimer et les parodier, sans toutefois se fondre en elles, sans se mettre au service du management soft du nouveau capitalisme, et bien sûr sans se transformer en ces sortes d’entreprises bien réelles, dotées d’un staff important, et guidées, comme celle de Jeff Koons, par le profit plus que par l’art.

Contrairement aux apparences, les «entreprises critiques» ne cherchent donc pas à imiter les entreprises commerciales, ni à s’identifier à elles, ni même à adopter réellement leurs formes et leurs fonctionnements. Les «entreprises critiques» tentent en revanche de constituer avec les entreprises commerciales des zones de voisinage, des situations de co-présence: un alliage d’entités hétérogènes, une sorte de pacte susceptible de produire, en raison de cette hétérogénéité, des mouvements et repos, des vitesses et lenteurs, en un mot des devenirs. Des créations de formes et de protocoles artistiques inédits.

Quand, en 1991, Yann Toma rachète pour une somme symbolique l’ancienne compagnie d’électricité Ouest-Lumière et s’en proclame ironiquement le «Président à vie», ce n’est pas pour fabriquer-vendre de l’électricité et concurrencer EDF, mais pour constituer un groupe réel de personnages (les «actionnaires», les «agents» et les «abonnés») prêts à fictionnaliser artistiquement avec lui le fonctionnement d’une entreprise de production-distribution d’énergies en tous genres — créatrices, politiques, utopiques, etc. —, et d’en irriguer le monde et le cosmos…
Cette utopie artistique agit dans, contre, et avec l’art et l’économie pour les dépasser, les critiquer, les réinventer. Pour les faire vaciller, sortir de leurs limites et de leurs cadres. Et conférer ainsi à Ouest-Lumière une dimension politique.

L’entreprise IBK (International Benjamin’s Kit), fondée par Benjamin Sabatier en 2001, se présente explicitement comme un alliage. A la fois œuvre et structure, elle se situe entre le monde des affaires et celui de l’art. Son sigle évoquant significativement ceux des firmes IBM, IKEA ou MBK, ainsi que la célèbre couleur bleue IKB brevetée par Yves Klein.
Pratiquement, les œuvres d’IBK sont produites (par la firme IBK et non par l’artiste Benjamin Sabatier) en série et en kit, sur le mode des meubles IKEA. Dotées d’une marque et non d’une signature d’artiste, elles ne sont pas simplement à acheter, mais à assembler par les acquéreurs qui sont ainsi conviés à prendre directement leur part dans la production de l’œuvre.
Là encore, l’alliage IBK entre l’art et l’entreprise n’est pas imitation, mais mouvement et devenir.
Les protocoles de l’entreprise ne s’imposent pas à l’art (comme chez Jeff Koons), ils sont au contraire convertis en forces de transformation et de critique des pratiques artistiques. Dès lors que l’artiste fait place à la firme, IBK réactive des questions esthétiques aussi massives que la désubjectivation de l’art, l’unicité ou la série, la mécanisation des œuvres, le dépassement de la césure entre la production et la consommation, etc. Autant de débats qui ont traversé tout le XXe siècle avec Duchamp et Warhol, mais qui trouvent ici une nouvelle actualisation.

L’efficience des alliages art-entreprise suppose qu’ils soient artistiques, utopiques et parodiques, c’est-à-dire libérés des blocages et rigidités qui pèsent sur l’entreprise soumise à la loi du profit. Seules des entreprises virtuelles et fictionnelles sont ainsi en mesure de répondre à ces conditions d’efficience et d’ébranler l’édifice actuel de l’art et du marché de l’art.

Car tel est bien l’enjeu: refonder l’art, le marché de l’art et le monde de l’art pour le siècle qui s’ouvre sur un chaos d’images, de signes et d’espaces de visibilité. Or, cette impérieuse refondation à la faveur de laquelle l’art devra trouver sa place et sa nécessité ne se fera certainement pas sous l’aspect d’un «art prestataire» (Paul Ardenne) plié au service d’un monde économique lui-même violemment chahuté; et évidemment pas, non plus, sous la forme d’un «art d’affaire» produit dans des fabriques de luxe.

Prenant acte de la puissance de l’économie dans le monde d’aujourd’hui, lesdites «entreprises critiques» s’emploient, elles, à en exploiter les potentialités esthétiques. Chacune de ces «entreprises» actualise ainsi un alliage singulier entre esthétique et économique : un alliage dont l’hétérogénéité même est source de devenirs, c’est-à-dire d’œuvres où l’économie est l’un des matériaux.
Ni art prestataire, ni art d’affaire : l’entreprise comme matériau et formes esthétiques.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.

Lire
— Yann Toma, Rose Marie Barrientos (dir.), Les Entreprises critiques, Cité du design éditions, Saint-Étienne, 2008.
— Norbert Hillaire (dir.), L’Artiste et l’Entrepreneur, Cité du design éditions, Saint-Étienne, 2008.
— Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
— Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Seuil, Paris, 2002.

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