ÉDITOS

Le vide, la mort, la merde…

PAndré Rouillé

On a beaucoup parlé d’argent, de niveaux d’enchères, de spéculation à propos de cette frange mince, mais tellement visible, de l’«art d’affaires» qui agite en ce moment, sinon durablement, le monde de l’art contemporain international. A juste raison. Parce que pour cet art à grand spectacle, cet art de la démesure, l’argent est devenu un matériau.
L’«art d’affaires» est donc moins un art de collectionneurs que de spéculateurs. Un art d’enchères et de surenchères. Un art tendu vers le dépassement des limites de l’art, condamné à l’excès permanent. Excès des prix, démesure des tailles, choc des sujets, outrance des protocoles, et même véritable profanation des lieux de présentation comme dans l’actuelle opération Jeff Koons au château de Versailles.
Il ne s’agit pas là, en effet, de légitime rencontre entre deux versions du kitsch, comme on a pu le lire, mais de l’intrusion sacrilège de l’extrême kitsch dans l’un des joyaux du baroque français

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Le sens de l’opération Koons à Versailles consiste à relever un défi: outrepasser des frontières établies pour faire admettre des produits trivialement artistiques dans l’un des lieux consacrés du patrimoine culturel mondial. Ce qui fera événement (fût-ce en dépit du bon sens), enclenchera polémiques et commentaires (dont celui-ci!), et générera de l’information, donc de la valeur…

Mais ces opérations de l’«art d’affaires» ne sont pas à la portée de n’importe qui! Il a fallu que François Pinault investisse beaucoup sur les œuvres de Jeff Koons. Il a fallu qu’il s’assure de la collaboration, de la complicité, sinon de la docilité, d’un ancien ministre. Il a fallu que ledit ancien ministre soit dûment propulsé à la tête du domaine de Versailles. Il a fallu, enfin, mobiliser le petit groupe des possesseurs d’œuvres de Koons pour investir dans l’opération.

Toute cette mécanique longue et dispendieuse n’est pas rien. Mais c’est elle qui permet d’élever des objets usinés  par une cohorte de fabricateurs au firmament des cotes du marché. C’est elle qui crée cette sorte de valeur artistique aberrante dans laquelle la part esthétique n’est plus que l’effet de la part marchande, dans laquelle la qualité est devenue le sous-produit de la quantité. Autrement dit, dans l’«art d’affaires», est beau ce qui est (très) cher.

C’est ainsi que des œuvres d’une Amérique exténuées ont, sous les formes usées de fétiches kitsch aux surfaces uniment réfléchissantes, parvenues à installer le vide absolu au panthéon de l’art international. Comme pour symboliser malgré elles un monde lisse, sans consistance, sans épaisseur, sans intériorité ni sens. Un monde suspendu dans l’éternel présent du vide et du dérisoire, terriblement aveugle à la réalité du monde.

Alors que Jeff Koons vend très cher des icônes de la vacuité et de la trivialité désincarnée du monde, l’autre vedette de l’«art d’affaires», Damien Hirst, en propose une autre version, tout aussi spectaculaire, mais totalement tragique, hantée par la mort sous des formes actualisées des vanités de la peinture des XVIIe et XVIIIe siècles. Damien Hirst, qui vient de faire en deux jours une vente phénoménale de 140 millions d’euros, décline donc à l’envi, aux yeux des riches amateurs d’art de ce bas monde, les thèmes philosophiques de l’impermanence de l’homme, de l’inéluctabilité de la mort, de la futilité des plaisirs, et bien sûr de la fragilité des biens terrestres.
Au lieu d’être confronté, chez Jeff Koons, à la vacuité plate du monde, on est amené à éprouver, avec Damien Hirst, le sentiment hautement moral de la vanité du genre humain.

Son fameux requin suspendu dans le formol d’une grande vitrine-aquarium, éloquemment intitulé The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living (1991), est une habile déclinaison du «Souviens toi que tu vas mourir» des vanités. Au-delà du titre, cette devise s’actualise dans le dispositif formel lui-même où la vitrine-aquarium, le formol et le requin combinés confondent les apparences de la vie et de la force avec la réalité de la mort.
La vanité n’est pas moins évidente dans For the Love of God (2007), le célèbre crâne en platine que Damien Hirst a fait recouvrir de 8601 diamants, et vendu 74 millions d’euros à un acheteur fortuné que l’œuvre fera assurément méditer sur la futilité des choses de ce monde…

Au vide et à la mort, la dernière série de grandes photographies en couleur d’Andres Serrano ajoute la merde. Tels sont les visions, les échos et les effluves que la grande scène de l’art contemporain, celle qui est la plus en vue, transmet du monde.
L’époque est bien loin où un artiste moderne comme Albert Renger-Patzsch, ébloui par les mirages du progrès, inaugurait la Nouvelle Objectivité en 1928  avec un recueil de photographies intitulé Le monde est beau.

Chacun avec  sa «personnalité», les cinquante deux étrons alignés côte à côte dans la grande salle de la  galerie Yvon Lambert regardent et dominent le visiteur, directement, sans détour. Le choc et la force font vaciller les limites du supportable et du représentable.
Cette façon de toujours se situer à l’extrême limite de la décence, de la morale, de l’acceptable est, au risque permanent du scandale, une constante chez Andres Serrano. Son Piss Christ (un crucifix plongé dans un bocal de pisse) a enflammé toute l’Amérique puritaine et conservatrice. Le monde entier a frémi devant ses très picturaux clichés de cadavres calcinés, ouverts et recousus, tuméfiés et balafrés, pris en gros plans à la morgue.

Chez Andres Serrano, la merde rejoint la mort, non en tant que destin de l’homme (comme dans les vanités), mais en tant qu’exclusion : ce que l’on fuit, abhorre et exclut ; ce que l’on ne peut pas supporter de regarder. Dans l’exclusion, la mort et la merde côtoient encore toutes les marginaux, les extrêmes et les déviants, des «Nomades» au Ku Klux Klan, qui jalonnent les confins du monde occidental.

C’est toujours violent, spectaculaire, et terriblement ambigu. C’est souvent grand, beau, fort, et politique aussi. Mais c’est, là encore, l’image d’un monde qui semble avoir dramatiquement oublié la vie.

André Rouillé.

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