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Le temps du regard. Å’uvres à lecture lente 1849-2008 – Deuxième station : Invitation à clairvoyance

PJessica Todd Harper
@01 Avr 2008

Pour sa deuxième station de l’année, Michèle Chomette repose la question paradoxale première: comment voir clair dans une image quand tout y semble si clair? On sort de cette exposition moins aveugle, moins aveuglé et plus lucide. Plus clairvoyant.

Rien de plus évident qu’une photographie en apparence, mais rien de plus opaque en réalité : le piège est connu, mais qui oserait prétendre ne jamais y tomber ? Aussi pour sa deuxième station de l’année, Michèle Chomette repose-t-elle la question paradoxale première : comment voir clair dans une image quand tout y semble si clair ?

À la croyance, naïve ou inévitable, en la transparence des images, celles qui sont exposées dans la première salle apportent un démenti d’autant plus cinglant que leur thème, celui du portrait et de l’autoportrait, est a priori placé sous le signe de l’authenticité.
Qu’il s’agisse du noir abyssal de l’autoportrait de Bernar Venet, dont seul le visiteur patient peut deviner les contours presque indiscernables, ou du flou de l’autoportrait de Christine Felten et Véronique Massinger, il faut se rendre à l’évidence : on y voit mal, on n’y voit rien, ou presque. La clairvoyance serait donc d’abord une affaire de temps, celui d’un regard qui doit apprendre à voir.

On objectera que c’est ici la volonté artistique de Bernar Venet ou le procédé technique de Christine Felten et Véronique Massinger — le sténopé à la Caravana Obscura et son long temps de pose — qui brouillent ou font écran. Il suffirait de s’en remettre aux soins d’un photographe de quartier pour obtenir, fidèle et sans tache, un portrait véritable de soi-même.
Guillaume Leingre (Séance de pose du 24 juin 2003) a tenté l’expérience dans plusieurs villes, et son constat est sans appel : les poses et les attitudes qu’il est invité à adopter font disparaître sa singularité. D’individu, il devient type. La clairvoyance est donc d’autant plus nécessaire que l’image prétend à la fidélité absolue.

Peut-être faut-il donc demander à l’image un effort de visibilité. Il y a pour cela deux moyens: l’agrandissement et le grossissement.
Dans Blow-Up, Nicolas Giraud expérimente le premier. À partir d’une image extraite du film éponyme d’Antonioni, qui n’est elle-même qu’une petite partie d’une photo agrandie par le protagoniste pour élucider un meurtre, Nicolas Giraud a réalisé un vitrail qui, placé à côté de l’image, reproduit à plus grande échelle et avec des carreaux de couleur ceux, gris et plus ou moins foncés, de la photographie de départ. De la photo au vitrail et retour, rien de plus, rien de moins : l’énigme demeure sans que l’on sache lequel de ces deux supports doit nous aider à mieux voir l’autre. Bref, agrandir ne fait pas mieux voir.

Quant au grossissement, Éric Rondepierre (Loupe / Dormeurs livre 8) en montre les effets contradictoires à deux niveaux. Premier niveau : une loupe serait indispensable pour déchiffrer le texte imprimé en très petits caractères sur sa photographie ; mais ce serait se condamner à ne plus voir la photographie. Second niveau : la loupe qui figure dans sa photographie grossit en effet une partie d’un cliché présent lui aussi dans l’image, et permet de mieux le voir ; mais en même temps, cette loupe pointée sur un détail perturbe l’appréhension de la totalité de l’image. Dans les deux cas, il faut donc accepter de moins voir pour mieux voir, il faut renoncer au fantasme d’une transparence totale et comprendre que la clairvoyance se paye d’une part d’obscurité, la visibilité d’une part d’invisibilité.

Si l’image ne peut s’élucider elle-même, peut-être faut-il recourir aux ressources du langage : la clairvoyance ne serait pas une simple affaire de sensation ou d’exercice du regard, mais aussi un acte de l’intelligence. Quelle distance instaurer alors entre les mots et l’image ?
Collés à l’image, les mots la troublent, comme chez Éric Rondepierre : impossible de lire et de voir en même temps. Mais au moins les deux plans sont-ils encore ici distincts, chacun conservant sa cohérence propre pourvu qu’on les aborde successivement. Car ils peuvent aussi se fondre, se confondre, au point qu’une approche même successive est vouée à l’échec.
Telles sont les News Pictures de Mikael Levin : pages détrempées de journaux en noir et blanc, masse grise où mots et images brouillent leurs contours et leurs justes rapports. Soumis au régime de l’ère médiatique, le sens des images meurt de l’excès de signes et de leur confusion.

Il faudrait alors toute la distance d’un discours analytique préalable pour nous préparer à voir l’image et nous servir de guide. Mais ne risque-t-on pas d’être à la merci du guide et de devenir aveugle ? Dans la vidéo Qui les dieux aiment (Wen die Götter lieben), Robert F. Hammerstiel fait défiler, sur fond d’une scène des Noces de Figaro chantées en allemand, le discours prononcé par Baldur von Schirach à l’occasion de l’ouverture de la semaine Mozart à Vienne, le 28 novembre 1941.
La politique raciste du Reich, qui ne dit pas ouvertement son nom dans ce texte, se glisse sournoisement sous le masque de la défense des valeurs de la culture européenne. Avec la distance historique, le spectateur est donc soumis à une schizophrénie intenable : voir les Noces à la fois comme un chef-d’œuvre sans patrie et comme un objet nazifié. S’ils peuvent faire écran à l’image, faut-il donc renoncer aux mots et en revenir à une contemplation muette ?

Peut-être la juste distance est-elle celle des Cracked Hearthstones de Stéphanie Cardon. Une courte citation tirée de la littérature américaine du XIXe siècle dans le cartouche au bas du cadre fait perdre à la photographie qu’elle accompagne une part de son évidence paralysante ou de son étrangeté désarmante, sans pour autant l’enfermer dans un discours qui la rendrait, en partie du moins, opaque. Entre les mots et l’image, le lien n’est pas ici d’illustration mais de suggestion, d’ouverture à l’imaginaire. Ce sont des rapports que l’on cherche, des questions que l’on pose, des parallèles que l’on risque : enfin, un sens se dessine.

On sortira de cette exposition moins aveugle, moins aveuglé et plus lucide. Plus clairvoyant.

Stéphanie Cardon
Racked Hearthstones, 2007 /2008. « Its marvellous effect lay entirely in its artistic arrangement as a picture. » E.A. Poe, Landor’s Cottage. Photographie couleur argentique, marouflée sur aluminium, sous cadre boîte or. 44 x 51 cm

Nicolas Giraud
Blow up  after Antonioni & Jean-Pierre Raynaud, 2008. Intervention sur vitrail, impression jet d’encre sur transparents visible de la galerie le jour, de la rue la nuit. 260 x 120 cm

Robert f. Hammerstiel
Wen die götter lieben/qui les dieux aiment, 2006. 1/5  vidéo 7 mn, sonore, sur dvd  (discours du maire Baldur von Schirach, prononcé à l’occasion de l’ouverture de la semaine Mozart à Vienne, le 28 novembre 1941)

Guillaume Leingre 

Séance de pose du 14 février, 2004. Mme jumeau, portraitiste à rambouillet, yvelines.  Photographie argentique en couleurs. 42 x 34 cm

Guillaume Lemarchal 
Temple d’Haapsalu IV, Estonie, 2007/2008. Photographie couleur argentique, marouflée sur aluminium. 60 x 90 cm
Temple d’Haapsalu VI, Estonie, 2007/2008. Photographie couleur argentique, marouflée sur aluminium. 60 x 90 cm

Mikaël Levin 

Série news pictures, 2005. Photographie argentique noir et blanc, marouflée sur aluminium. Encadrée 42 x 62 cm

Bernard Plossu 
La nuit sur l’autoroute du nord, 1988. Photographie argentique noir et blanc sur papier. 24/30 cm

Eric Rondepierre 
Loupe/dormeurs  livre  8, 1999-2002. Photographie couleur et texte, tirage numérique marouflé sur aluminium et emboîté. 46 x 62 cm

Jacqueline Salmon 

Site de la Hague  –  zone déchets nucléaires, 2005. Série zone déchets nucléaires. Photographie argentique couleur sous diasec mat. 40 x 40 cm

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