ART | CRITIQUE

Le Surréalisme et l’objet

PFrançois Salmeron
@08 Nov 2013

«Le Surréalisme et l’Objet» soulève un paradoxe fort intéressant: comment le Surréalisme, privilégiant un monde intérieur fait de rêveries et de pulsions au détriment du monde sensible, a-t-il dû s’adapter au matérialisme dialectique suite à son engagement auprès du communisme, et donc finalement composer avec un réel qu’il rejetait au départ?

Des événements consacrés au Surréalisme s’organisent régulièrement au Centre Pompidou, comme «La révolution surréaliste» (2002) et «La subversion des images» (2009), ou plus récemment encore avec Salvador Dali. A chaque fois, on se demande, un brin sceptique, si le filon surréaliste n’est pas définitivement épuisé: la source surréaliste n’est-elle pas tarie à force d’être si souvent exposée dans les institutions? Et peut-on encore construire un propos cohérent nous permettant de jeter un regard nouveau sur les créations de la bande à Breton?

Pour «Le Surréalisme et l’Objet», le commissaire d’exposition Didier Ottinger a opté pour un parti-pris bien singulier: nous placer d’emblée au cœur d’une tension inhérente à l’évolution du Surréalisme. Car depuis le manifeste fondateur lancé par André Breton, le Surréalisme s’ancre dans le rêve, l’inconscient, les pulsions secrètes, intimes, érotiques, et semble alors nier le réel. Le surréalisme privilégie en effet un monde «intérieur» au détriment du monde sensible. Pourtant, Didier Ottinger rappelle qu’en 1927, les surréalistes s’engagent politiquement en faveur du communisme et de son idéologie matérialiste. Alors, comment l’art surréaliste s’est-il adapté au matérialisme dialectique? Comment a-t-il dû finalement composer avec un réel qu’il rejetait au départ?

«Le Surréalisme et l’Objet» soulève ainsi un paradoxe fort intéressant: le surréalisme deviendrait en partie réaliste, obligé de se conformer à la matérialité du monde et de ses objets, afin de créer une «physique de la poésie», et de se défendre face à ceux qui le taxent d’idéalisme. L’enjeu consiste donc à trouver une nouvelle voie: réussir à incarner et matérialiser l’idéologie surréaliste dans des objets, sans pour autant basculer dans ce que les marxistes appellent la «fétichisation de la marchandise». La marge de manœuvre semble alors bien étroite pour André Breton.

Le parcours de l’exposition commence toutefois en amont du Surréalisme, en 1914 précisément, afin de nous présenter deux types d’œuvres dont les surréalistes vont très largement s’inspirer. Tout d’abord, il y a les «ready-mades» de Marcel Duchamp, dont le Porte-bouteilles est la première production. D’autre part, on retrouve les mannequins de Giorgio De Chirico, notamment dans Le Prophète. L’objet trouvé transposé en œuvre d’art et le mannequin apparaissent dès lors comme les deux fils conducteurs de l’exposition.

En effet, l’objet trouvé a une portée bien plus humble qu’une œuvre réalisée par un génie, l’œuvre géniale étant par définition la proie des spéculations et de la fétichisation marchande. A l’image de Brassaï, qui réalise une commande pour la revue Minotaure, il s’agit alors de récolter dans le réel des œuvres ou des sculptures involontaires, et de les révéler à notre regard (coquillage, dé à coudre, savon, etc.). Aussi, les objets trouvés peuvent s’assembler, à la manière des collages et montages hérités du Dadaïsme. Dans ce cas, la beauté artistique est comprise, selon la célèbre formule de Lautréamont, comme «la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre» — rencontre que Man Ray matérialise et photographie d’ailleurs.
Les mannequins, quant à eux, se situent entre l’humain et le monstrueux, le vivant et le mécanique, composant finalement une réalité inquiétante, voire effrayante (La Poupée désarticulée de Hans Bellmer apparaît dans ce cas tout à fait emblématique), et illustrant en ce sens les théories freudiennes sur «l’inquiétante étrangeté» du quotidien.

Néanmoins, André Breton et ses acolytes tentent de théoriser ce que doit être l’objet surréaliste, objet qui doit désormais être construit (et non plus simplement trouvé), et porter un sens latent. Selon Salvador Dali, ces «objets à fonctionnement symbolique», rappelant parfois des jeux pour enfant, apparaissent comme un défi à la sculpture traditionnelle, et se veulent surtout porteurs d’une charge érotique latente. Les obsessions pulsionnelles et sexuelles des surréalistes chercheraient ici un objet capable de les faire émerger, comme un révélateur ou un défouloir. A cette même époque, les surréalistes découvrent avec stupéfaction la Boule suspendue d’Alberto Giacometti, et jettent alors leur dévolu sur l’artiste, qui rejoindra le mouvement de 1930 à 1935.

Alors que «Le Surréalisme et l’Objet» propose un parcours chronologique, un long corridor structure l’espace d’exposition, où l’on trouve des productions contemporaines s’inspirant du surréalisme. Le sexe y occupe une place de choix, avec notamment des tasses phalliques répugnantes, alors que Théo Mercier, en clin d’œil à l’une des dernières passions d’André Breton, présente une collection de minéraux d’aquarium, et que le collectif Présence Panchounette offre une relecture fluo de la Tête de Taureau de Picasso. Dans une scénographie d’ensemble assez sombre, ces productions contemporaines viennent apporter une touche de légèreté et d’humour (même s’il ne nous semble pas toujours du meilleur goût), et le long corridor apparaît surtout comme une évocation des passages parisiens chers à Aragon et aux surréalistes, lieux de tous les possibles, de rencontres et de hasards.

Or c’est justement au gré d’une balade dans le marché des puces de Saint-Ouen que Breton et Giacometti renouvellent la problématique du Surréalisme et de l’objet. L’objet à fonctionnement symbolique se trouve délaissé au profit d’un retour au ready-made. Ce retournement se trouve ainsi décrit et théorisé dans L’Equation de l’objet trouvé (1934). Lors de leur promenade dans la brocante, les deux artistes s’éprennent finalement, parmi les centaines d’objets rencontrés, d’une grande cuillère de bois et d’un demi-casque de métal.
Dès lors, «Le Surréalisme et l’Objet» tente de ressusciter quelques expositions surréalistes de l’époque, mais hélas, sans trop de succès. Souvent lapidaires, ces reconstitutions ne présentent que trop peu d’œuvres, ce qui nous empêche de saisir la portée du propos, ou du moins, d’en prendre la pleine mesure. Par exemple, nous n’avons affaire qu’à de simples photos d’époque pour comprendre en quoi consistait l’exposition de la galerie des Beaux-Arts (qui se voulait pourtant révolutionnaire en optant pour un décor sombre, et en présentant de nombreuses sculptures appelant ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’installation). Et seulement deux œuvres illustrent l’exposition «Eros» (1959), à peine plus pour celle de la galerie Maeght (1947).

La restitution de l’exposition de Pierre Colle (1933) propose toutefois quelques créations que Tristan Tzara qualifie de «cadavres exquis» ou «d’objets désagréables, automatiques et inavouables». Les œuvres jouent effectivement sur le registre de l’étrange, et dérangent parfois, à l’image du Buste de femme rétrospectif de Dali.
Enfin, «L’exposition surréaliste d’objets» de la galerie Charles Ratton (1936) présente à la fois des objets issus de cultures dites primitives (masque, poupée, statuette, coiffe), des objets mathématiques issus de l’Institut Poincaré (car l’esprit s’incarne dans l’objet qu’il produit), des minéraux et des cailloux.

Deux artistes viennent néanmoins rehausser la fin du parcours, et apporter un souffle nouveau aux productions surréalistes. Alexandre Calder crée de drôles d’assemblages avec des objets trouvés, tout comme Joan Miro qui réactualise ce procédé hérité du ready-made. L’œuvre de Miro ouvre également de nouvelles perspectives: créées à partir de 1968, soit deux ans après la disparition du gourou Breton et du mouvement surréaliste, ses sculptures sont confectionnées à partir d’objets entassés dans son atelier, et offrent un beau bouquet de couleurs réjouissant par rapport à la noirceur surréaliste.

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