ÉDITOS

Le pouvoir des visages

PAndré Rouillé

En ces temps de désarroi, la France s’enlise dans des débats souvent inutiles, et parfois franchement nauséabonds comme celui sur l’«Identité nationale». Il en est un autre, qui suscite les commentaires et les passions, et qui menace également de déraper vers le pire. C’est celui sur la burqa, qui additionne les amalgames et les surenchères politiciennes, et qui a donné lieu à un épais rapport parlementaire sur «la pratique du port du voile intégral sur le territoire national». Rapport qui reste curieusement discret sur la question fondamentale du visage. Le débat met toutefois en évidence le fait que le visage se distingue du corps, qu’il est beaucoup plus qu’une simple partie du corps. Le visage est ainsi implicitement, et justement, associé à sa visibilité, et au dévoilement

En ces temps de désarroi, la France s’enlise dans des débats souvent inutiles, et parfois franchement nauséabonds comme celui sur l’«Identité nationale». Il en est un autre, qui suscite les commentaires et les passions, et qui menace également de déraper vers le pire. C’est celui sur la burqa, qui additionne les amalgames et les surenchères politiciennes, et qui a donné lieu à un épais rapport parlementaire sur «la pratique du port du voile intégral sur le territoire national». Rapport qui reste curieusement discret sur la question fondamentale du visage.

Le débat met toutefois en évidence le fait que le visage se distingue du corps, qu’il est beaucoup plus qu’une simple partie du corps. Le visage est ainsi implicitement, et justement, associé à sa visibilité, et au dévoilement. Ce pourquoi le voile, qui ne protège pas le visage mais l’abolit, n’est pas assimilable à un vêtement. Ce pourquoi, également, le voile et le visage, sont l’un et l’autre, mais différemment, politiques — tous deux agencés à du pouvoir.

Par delà les tactiques politiciennes, le voile — en plus encore sous la forme radicale de la burqa — est politique parce qu’il affecte directement l’être et l’apparaître publics des femmes qui le portent. Parce qu’il exprime, directement sur leurs corps, des pouvoirs et des forces qu’elles subissent. Parce qu’il bloque tout dialogue avec autrui, et l’accès des femmes à l’espace public, donc à la citoyenneté. Parce qu’à l’inverse, une nouvelle génération de femmes porte le foulard pour, en rupture avec la tradition musulmane, réagir contre les discriminations, les excès, la sécularisation et l’impudeur de la société occidentale. Tous les voiles ne s’équivalent donc pas.

Imposée par le pouvoir théocratique des talibans, la burqa recouvre entièrement la tête et le corps des femmes afghanes, et dissimule leurs yeux derrière un grillage. Sans yeux ni tête, elles sont sans visage, radicalement coupées de l’espace public, soumises au pouvoir absolu des hommes.
Quant au Niqab, qui ne laisse émerger que les yeux par la fente d’une étroite meurtrière située au sommet d’un immense voile ensevelissant tout le corps, il n’est pas assez ouvert pour offrir aux femmes la promesse d’un visage.

Un visage ne se réduit pas à des yeux, ni même à une tête. Il déborde largement les apparences et les morphologies. Ce n’est pas un attribut de nature dont les humains seraient universellement dotés. Le visage est socialement produit.
Alors que dans certaines sociétés traditionnelles les échanges passent plus par les corps que par les visages, qu’ils sont plus collectifs que subjectifs, le visage occupe au contraire une place majeure, et grandissante, dans les sociétés occidentales contemporaines.

Les secteurs stratégiques de l’information, de la presse, de la télévision, du cinéma, du show-business, et désormais d’internet et des réseaux sociaux tels que Facebook, fonctionnent comme un immense théâtre, et marché, des visages. Le visage d’un présentateur du journal d’une grande chaîne de télévision est investi d’un pouvoir énorme en terme d’audience, de concurrence, de rentabilité, et d’idéologie.
Les acteurs du monde, victimes et bourreaux, perdants et gagnants, qui fournissent sa matière au grand show planétaire de l’information continue nous apparaissent eux-mêmes sous la forme d’images dûment composées et scénarisées de leurs visages, produites pour informer, émouvoir, et séduire une audience.

Chaque domaine de la culture possède ses visages. Les romanciers ne ressemblent pas aux créateurs de mode, et dans un même domaine comme la musique les visages diffèrent sensiblement (y compris hors scène) entre le rap, le rock, le jazz, l’opéra ou la musique classique, etc.

Le pouvoir politique n’échappe plus à la starisation, c’est-à-dire à une dérive rapide vers une politique des visages. A cet égard, la force politique du visage du Président Obama sur la scène internationale est telle qu’il y a tout lieu de penser que son élection (et les énormes soutiens dont il a bénéficié) doit beaucoup à l’urgence qu’il y avait, après une longue période calamiteuse, à accrocher un autre visage à la tête de l’État américain.
En France, les visages des deux titulaires successifs du très problématique (pour ne pas dire plus) Ministère de l’Immigration et de l’identité nationale doivent sans doute peu au hasard, tellement ils paraissent être en parfaite adéquation avec les orientations, l’action, et l’«esprit» de ce ministère, et constituer ainsi une pièce maîtresse de la politique toute particulière qu’il met en œuvre.

En politique, en économie, et dans l’ensemble des activités sociales (la médecine, l’armée, l’école, etc.), chaque secteur, régime et niveau de pouvoir produit un type particulier de visage (visages de prof, de flic, de légionnaire, de notaire, etc.). Car le pouvoir semble avoir besoin de visages pour s’appliquer et se diffuser. Production et vecteur de pouvoir, le visage est à la fois politique et performatif.

Quant à la masse des anonymes, des laissés pour compte et des sans grades: sans voix, ils sont aussi sans visage, ou presque, réduits à se fondre dans le flot des visages ordinaires ou stéréotypés des individus quelconques. Possiblement séduisants, attrayants, intrigants ou porteurs d’une histoire et d’expériences fortes, leurs visages n’en sont pas moins faibles, à la mesure de leurs pouvoirs.
Les émigrés sans papiers, obligés de se cacher pour échapper à la police qui les pourchasse, sont privés de l’individualité d’un visage, et affublés de l’uniformité objectivante d’un faciès. Supposés se ressembler tous, ils sont confondus dans la catégorie de l’Autre potentiellement dangereux et expulsables dans le silence de leur invisibilité.

Et que dire des SDF, abandonnés dans l’inhumanité des marges immondes de la société; ou des prisonniers broyés par la machine carcérale; ou des malades lâchés par leur corps, démunis devant le pouvoir médical. Chez tous ceux-là, et d’autres sujets écrasés ou détruits, le visage se défait, s’exténue. Comme se vide celui de ces nombreux anciens dirigeants, leaders, ou stars qui ont perdu leur position de pouvoir.

Le visage est donc bien plus qu’une configuration physique ou corporelle, c’est un dispositif sémiotique par lequel un sujet parle, pense, ressent, agit et communique. Un dispositif sur lequel s’inscrivent des signes (traits, lignes, rides, géométries) — une signifiance; et où se logent de la conscience et des passions — une subjectivation.
Un sujet ne parle jamais abstraitement, mais toujours avec un visage qui agrège aux mots une sémiotique visuelle de signifiance et de subjectivation, et qui leste son discours de l’évidence d’un pouvoir.
«Ce n’est pas un sujet qui choisit des visages, ce sont les visages qui choisissent leurs sujets» (Deleuze-Guattari), ce que confirme la pratique généralisée du casting qui, en tous domaines, consiste à trouver le sujet le plus proche du visage requis pour une fonction.

André Rouillé.

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Gilles Deleuze, Félix Guattari, «Visagéité», Mille plateaux, Minuit, 1980.

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