ÉDITOS

Le poids des maîtres, l’énergie des peuples

PAndré Rouillé

La question «Savant et populaire», à laquelle le Théâtre national de Chaillot consacre une réflexion durant toute la présente saison, ne cesse de travailler les pratiques culturelles, artistiques, pédagogiques, et bien sûr scientifiques. Mais pas seulement. Politiques également. Et cela avec d’autant plus de permanence que les termes de la question varient sans cesse, et que la polarité savant-populaire connaît de multiples déclinaisons: maître-ignorant (Rancière), majeur-mineur (Deleuze-Guattari), ou, parmi d’autres encore, l’extravagante opposition entre avant-garde et kitsch de Clement Greenberg dans laquelle s’est, aux Etats-Unis, longtemps fourvoyée une partie du milieu artistique «savant».

La question «Savant et populaire», à laquelle le Théâtre national de Chaillot consacre une réflexion durant toute la présente saison, ne cesse de travailler les pratiques culturelles, artistiques, pédagogiques, et bien sûr scientifiques. Mais pas seulement. Politiques également. Et cela avec d’autant plus de permanence que les termes de la question varient sans cesse, et que la polarité savant-populaire connaît de multiples déclinaisons: maître-ignorant (Rancière), majeur-mineur (Deleuze-Guattari), ou, parmi d’autres encore, l’extravagante opposition entre avant-garde et kitsch de Clement Greenberg dans laquelle s’est, aux Etats-Unis, longtemps fourvoyée une partie du milieu artistique «savant».

Pendant près de cinquante ans, en effet, la question «Savant et populaire» a fortement agité la pensée esthétique américaine à propos de l’avant-garde dans le sillage de l’un des plus influents, et intransigeants, critiques d’art: Clement Greeberg, notamment auteur du célèbre article «Avant-garde et kitsch».
«Il y a toujours eu, écrit-il en 1939, d’un côté la minorité des puissants — donc des personnes cultivées —, et de l’autre la grande masse des exploités et des pauvres — donc des ignorants. La culture formelle [l’avant-garde] a toujours appartenu à la première catégorie, tandis que la seconde devait se contenter de la culture populaire, rudimentaire, ou bien du kitsch».

Pour Clement Greenberg, chez qui l’emploi immodéré de l’adverbe «toujours» trahit déjà une disposition de pensée, les choses sont donc bien tranchées, et le resteront sa vie durant. La société est clivée en deux groupes étanches, opposés terme à terme — en nombre, en pouvoir, en savoir. A la minorité des puissants, la culture «véritable» ou «authentique»; à la masse populaire «des pauvres et des exploités», l’ignorance, les «sensations fausses», le kitsch, la culture «inauthentique».

Bien qu’il écrivît dans Partisan Review, et manifestât des sympathies pour la «gauche», Clement Greenberg a dressé du kitsch un tableau apocalyptique, sans nuances, teinté de mépris social: «Un art et une littérature populaires et commerciaux faits de chromos, de couvertures de magazines, d’illustrations, d’images publicitaires, de littérature à bon marché, de bandes dessinées, de musique de bastringue, de danse à claquettes, de films hollywoodiens, etc.».

Plus encore, il a défendu une conception très idéologique de la création et de la culture en soutenant que le kitsch croissait en parasite de la culture «véritable», que l’«inauthentique» procédait à un constant «pillage» de l’«authentique», que le «bas» était en quelque sorte une dégénérescence du «haut»: le populaire, une réplique avilie du savant.
En somme, le mouvement de l’art et de la culture avancerait par le haut sous l’impulsion des artistes d’avant-garde qui, par pur génie, inventeraient des formes et traceraient des voies que la culture populaire ne ferait que servilement emprunter et dénaturer.
Directement inspiré d’une conception très archaïque qui réduit l’histoire à celle des grands hommes, ce schéma a fait école. Une armée d’émules a durablement répandu dans la presse, le monde de l’art, et même l’université, la voix du maître…

Mais, la meilleure leçon du maître aura finalement été celle-ci que lui-même, le maître, était ignorant. Ignorant et aveugle. Et la preuve est venue de l’histoire de l’art qu’il a si malmenée.
Sa pensée binaire lui a en effet interdit de voir et de penser qu’en art comme ailleurs les ignorants ne s’opposent pas aux savants comme l’absence à l’excès de savoir; et que ledit kitsch n’est pas la réplique inversée et dégradée de la noble avant-garde.
«Nous avons à reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant» (2008), insiste opportunément Jacques Rancière, dans une pensée déjà poétiquement illustrée par le film Dersou Osala (1975) d’Araki Kurosawa.

Au lieu de s’ingénier à séparer, isoler, opposer, fixer, Clement Greenberg aurait dû plutôt décrire les connexions, les relations, les mouvements, les devenirs. Et cela même dans le champ qui était le sien.
Comment ne pas voir qu’en pleine époque d’Expressionnisme abstrait emblématisé par Jackson Pollock, l’ancien publicitaire Andy Warhol traçait une nouvelle direction dans l’art par un usage insolent des parangons du kitsch que sont la publicité, la photo de faits divers, les stars d’Hollywood, etc. S’il y avait là «pillage», ce n’était pas, comme le décrit Greenberg, celui de l’«art véritable» par l’art populaire. C’est à l’inverse l’art légitime qui s’est déployé à partir de matériaux d’origine totalement populaire. C’est poussé par l’énergie du populaire que le savant s’est déplacé, transfiguré!

Un regard plus panoramique sur l’art moderne et sur les avant-gardes elles-mêmes — au-delà de la seule «peinture moderniste» chère à Greenberg — fait nettement apparaître que les artistes n’ont, tout au long du XXe siècle, cessé de creuser, de battre en brèche, de faire dériver l’«art véritable» au moyen d’une multitude de matériaux pauvres, de pratiques populaires, et d’agencements étrangers à ceux de l’art légitime.
Des papiers collés cubistes et des ready-mades de Marcel Duchamp jusqu’aux œuvres éclectiques d’aujourd’hui, l’histoire de l’art occidental n’aura été que celle de la lutte entre l’«art véritable» et son autre, ledit non-art, illégitime.
En 1850 déjà, L’Enterrement à Ornan, de Gustave Courbet, ébranlait les règles de l’art officiel — et faisait scandale — en traitant sous des formes populaires une scène villageoise ordinaire. L’Impressionnisme aussi, mais différemment, a marqué une irruption inouïe du populaire et de l’immanence dans les œuvres qui, dans le grand art, étaient auparavant généralement tournées vers la transcendance, même dans les figurations du peuple.

Le XXe siècle aura servi de scène à un long et passionné ballet entre l’«art véritable» et la photographie qui, au sein même du champ de l’art, est passée du stade d’art mineur, voire de non-art, à celui d’art majeur. D’une presque exclusion à une position esthétique et marchande quasi dominante.
Ce long corps à corps entre l’art et la «photographie des artistes» s’est déroulé sur la scène de l’art (et non sur celle, distincte, de la photographie) à l’initiative des artistes (et non des photographes). L’art s’en est trouvé transformé dans ses matériaux, dans ses protocoles, dans ses formes d’expression, dans ses valeurs — autant que dans l’ordre du savant et du populaire qui prévalait initialement entre la photographie et la peinture.

Les rapports entre savant et populaire ne sont donc jamais vraiment fixés. Ils évoluent sans cesse selon des circonstances autant internes qu’externes au champ de l’art et de la culture. Ce sont des rapports réciproques (le savant agit sur le populaire, et inversement), mais qui ne sont jamais symétriques ou consensuels. Le savant détient le pouvoir et la légitimité de freiner les processus de changement, tandis que le populaire a l’énergie — guidée par la nécessité — d’accélérer et de créer du nouveau.
Le pouvoir d’inertie du savant (ou du majeur) a ainsi affaire à l’énergie créatrice du populaire (ou du mineur), laquelle tend toutefois à s’émousser à mesure que le mineur lui-même devient majeur…

La photographie hier, le street art de moins en moins, la street attitude peut-être encore en mode et en musique: la malédiction du populaire est d’exercer son énergie créatrice à l’encontre des positions, des pouvoirs et des formes du majeur, avant de se métamorphoser lui-même en une nouvelle version du majeur qu’il aura contribué à construire…

André Rouillé.

Lire
— Clement Greenberg, «Avant-garde et kitsch», Art et Culture, Macula, Paris, 1988.
— Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La fabrique, Paris, 2008.
— Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1975.
— André Rouillé, La Photographie, entre document et art contemporain, Gallimard, Paris, 2005.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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