ÉCHOS
25 Jan 2010

Le double jeu de Christian Boltanski

PAlain Lestié
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Christian Boltanski expose au Grand Palais, lieu de consécration idéal pour cet artiste dont la réputation internationale n’est plus à faire. Accompagnée d’un appareillage conceptuel bien ficelé, l’œuvre du professeur des Beaux-arts est explicitement dédiée aux humbles, à la mémoire des anonymes, à la dignité des disparus. Or, cet «humanisme» de bon aloi est contredit par des propos tenus par l’artiste en 1988 dans une interview donnée à Art Press et de nouveau publiée à l’occasion de la Monumenta 2010.

Depuis ses débuts Christian Boltanski prétend travailler sur le souvenir des personnes mortes dans le but de leur rendre hommage. Il est en effet d’usage de rattacher ses œuvres au «rêve de connaître le singulier de chacun et de saisir le lien de tous dans l’espèce humaine» (Georges Didi-Hubermann). D’où son vocabulaire «funèbre» constitué de vieilles boîtes de biscuits, de photographies d’enfants morts ou encore de vêtements usagés, mais aussi ses mises en scènes dramatiques faites d’ombres et de lumières.

La symbolique est lourde, vite épuisée, quant aux émotions produites par ses dispositifs, il serait plus juste de parler de sentimentalisme ou de «bons sentiments». Une photo, un vêtement ou une boîte de biscuits équivalent toujours un individu décédé, et, c’est l’idée du mort, sinon de la Mort, qui provoque spontanément la petite douleur dans la gorge. Autrement dit, c’est le référent, ce qui est représenté, dit, qui suscite à lui seul le sentiment et non le jeu entre le dicible et le sensible, qui lui est une réflexion sur la sensation à partir de la sensation.

Mais, en deçà des réalisations, c’est leur fondement même qui est bancal. Les discours officiels sur l’artiste, qui attestent de son «humanisme» indéfectible, sont contrariés par une interview de 1988 donnée à Art Press. La mort est dans ses propos davantage l’objet d’une fascination morbide que d’un quelconque respect. Elle n’est pas sidérale comme chez Jean Baudrillard, pour qui elle est le moment où le sujet devient objet, cadavre qui retire à l’individu tout mystère et le réduit à une chose matérielle, mais l’objet d’un plaisir malsain proche du voyeurisme.
«Dans mon utilisation des photos d’enfants, il y a des gens dont je ne sais rien, qui étaient des sujets, et qui sont devenus des objets, c’est-à-dire des cadavres. Ils ne sont plus rien, je peux les manipuler, les déchirer, les percer […] Ce qui est très surprenant, c’est la transformation d’un sujet en gros tas de merde qu’est un cadavre. Dans l’exposition, il y a des photos des personnes en sujets et aussi des boîtes de biscuits qu’on ne peut pas atteindre, avec à l’intérieur leur photo en objets, en tas de merde. C’est ce qui m’intéresse le plus, ces rapports ambigus. C’est comme le plaisir qu’on a à regarder une strip-teaseuse, ou les petits rats de l’Opéra».

Bref, sous le masque de l’«humanisme», l’interview de 1988 révèle un goût bien réel pour l’obscène. Et, c’est justement dans l’obscène, dans ce qui ne contient plus aucune zone d’ombre pour avoir été assujetti au «dire» aux dépens de tout mystère que la grossière symbolique de Boltanski trouve son terrain idéal.

Bibliographie:
— Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Grasset, 1983.
— Christian Boltanski, interview de Didier Semin, Art Press 1988, Art Press, supplément au numéro n°363, janv. 2010.
— Georges Didi-Huberman, «Grand joujou mortel», Art Press, supplément au numéro n°363, janv.. 2010.
— Jacques Rancière, Le Destin des images, La Fabrique, 2003.

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