ÉDITOS

Le Bal, ou la résistance du document

PAndré Rouillé

Dans un monde submergé par des flux d’images de toutes sortes, aussi fluides que frivoles et inconsistantes, et à l’heure où changent leurs conditions de production, de diffusion et de réception: ça tangue et ça balance dans le document. C’est dans cette situation agitée que s’ouvre dans le nord de Paris, sous la présidence de Raymond Depardon, une nouvelle institution entièrement consacrée à l’«image-document», nommée «Le Bal» parce qu’elle est installée dans une ancienne salle de bal des années 1920.

Dans un monde submergé par des flux d’images de toutes sortes, aussi fluides que frivoles et inconsistantes, et à l’heure où changent leurs conditions de production, de diffusion et de réception: ça tangue et ça balance dans le document. C’est dans cette situation agitée que s’ouvre dans le nord de Paris, sous la présidence de Raymond Depardon, une nouvelle institution entièrement consacrée à l’«image-document», nommée «Le Bal» parce qu’elle est installée dans une ancienne salle de bal des années 1920.

Bien que les intentions publiées restent encore assez générales, il en ressort toutefois que «Le Bal» est animé par une claire volonté de réflexion, d’interrogation et de pédagogie sur l’«image-document». Ces exigences sont, par les temps présents, assez rares pour être soulignées et encouragées. «Le Bal» devrait donc être un lieu de «confrontation et d’interrogation des multiples approches possibles du réel, un lieu en résonance avec l’histoire en marche» (Raymond Depardon). Devraient ainsi être pris en compte les «enjeux historiques, sociaux et politiques» des images, dans le but de créer les conditions d’une «re-connaissance du réel dans toute sa complexité et ses contradictions».
«Face à la crise de l’information visuelle et à l’omniprésence de la société du spectacle, conclut la directrice Diane Dufour, nous faisons le pari que l’image-document peut résister. Sans illusion mais sans résignation. Simplement pour dire le monde».

«Le Bal» voit donc le jour en pleine crise systémique de l’image-document causée par l’essor fulgurant des images et réseaux numériques, et par l’expansion de la société du spectacle qui théâtralise le monde au lieu de le documenter. La tourmente fait voler en éclat la profession de photojournaliste, bouleverse les supports de presse, et brise le régime de vérité qui a fait pendant tout le XXe siècle l’honneur et la gloire du photojournalisme.
Devant la gravité de la situation, «Le Bal» vient manifester un refus de la résignation, et assumer le «pari que l’image-document peut résister». Il vient en quelque sorte poser un point de résistance dans le paysage sinistré des images-documents. Un point réel à partir duquel l’enjeu sera d’«élever l’impuissance à l’impossible» (Jacques Lacan), de tenir coûte que coûte, et de trouver ainsi sans nostalgie de nouvelles voies. Afin que ce que l’impuissance d’aujourd’hui croit impossible ne le soit plus demain…

Résistance donc, par l’éducation, par la pensée, par la production d’œuvres, par le débat, par les expositions. Résistance par l’intelligence, la connaissance et la création.
Enfin, voilà revitalisées des perspectives depuis si longtemps négligées qu’on les croyait éteintes. Enfin, voici d’autres propos que les pathétiques prétentions des reporters-baroudeurs qui croient accéder à la «vérité» du monde en en collectant les horreurs et les drames.

Pour autant, les voies ne seront pas aisées à tracer et à tenir. Sur quelles formes d’images-documents, et sur quelles configurations visuelles, techniques et processuelles, en effet, fixer une ligne de résistance? Bien que «Le Bal» se veuille ouvert à un spectre large d’images; bien qu’il considère le «document visuel dans tous ses états, fixe et en mouvement»; et bien qu’il l’envisage «avec toute la complexité d’une notion historiquement fluctuante et toute la diversité des pratiques artistiques»; le programme annoncé, et l’équipe du «Bal», sont très liés au photojournalisme, à la glorieuse époque des agences de presse et de la photographie argentique.

L’exposition inaugurale «Anonymes. L’Amérique sans nom: photographie et cinéma» le confirme amplement: la mission centrale de «résistance du document», et celle de «re-connaissance du réel», et la notion même du document telle qu’elle est envisagée, semblent conceptuellement très teintés de photographie — laquelle manque pourtant de plus en plus à répondre aux actuels besoins documentaires. En dépit de sa longue hégémonie, le document photographique s’épuise dans la société hypermoderne, comme se sont épuisées les images manuelles — dessins et gravures — avec l’avènement de la société industrielle au milieu du XIXe siècle.

Le document n’est pas à préserver, à sauver ou à défendre. Il est à inventer dans le cadre inédit des sociétés hypermodernes, c’est-à-dire dans une configuration nouvelle d’économie, de technologie, de modes de production et de vie, de rapports au monde et aux choses, mais aussi de culture.
Si la photographie aux sels d’argent a été l’«image document» par excellence de la société industrielle, on perçoit que la version nouvelle du document ne pourra assurément être qu’en réseau numérique, nomade, et certainement multiple et évolutive.

Alors que le «pari de résister» est, en matière de défense des libertés, le plus beau qui soit, il risque dans les ordres techniques et symboliques de s’échouer dans un repli nostalgique sur des situations et pratiques obsolètes, inadaptées aux conditions de l’époque. Là plus qu’ailleurs, la résistance exigera la plus grande vigilance.
S’agissant du document, il importe moins de s’accrocher à un paradigme prestigieux mais largement dévalué, peu ou prou inspiré par la photographie, que de définir l’«image-document» adaptée et nécessaire aux sociétés hypermodernes. Le moment pourrait être ainsi venu d’envisager comment passer, en matière de document, de l’image-chose exemplifiée par la photographie argentique, aux images-flux des réseaux numériques.

Une rupture majeure est en train de s’accomplir: les images-flux remplacent partout les images-choses. Désormais, les images apparaissent sur des écrans plus qu’elles ne s’impriment sur des feuilles de papier. Elles sont devenues labiles et virtuelles, bien loin de la solide matérialité des images-choses. Rupture immense, et mouvement d’une ampleur telle qu’aucune résistance ne pourra l’arrêter. C’est un fait de civilisation.
Qu’est-ce qui, dans cette situation, fera document? Quelle image, ou agencement de données visuelles ou non, seront en mesure d’offrir une représentation crédible du réel, c’est-à-dire de soutenir une croyance en sa représentativité? Quelles formes, donc, de représentations pour quel type de réel, pour quels usages, et pour quels régimes de vérité?

Dans ses configurations à venir, le document ne fera sans doute ni plus ni mieux voir, il fera voir autrement quelque chose d’autre, d’autres évidences. Il produira d’autres visibilités que les visibilités photographiques basées sur le soudain devenu très vieux et très archaïque enregistrement lumineux, mécanique et chimique des apparences.

André Rouillé

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS