DANSE | INTERVIEW

Latifa Laâbissi

Avec Loredreamsong, Latifa Laâbissi poursuit son exploration des représentations du minoritaire sous la forme d’un duo. La part du rite propose, quant à elle, un exposé d’Isabelle Launay (enseignante-chercheuse en danse) sur les questions posées à l’art par les pratiques des danses amateurs dans l’Allemagne des années 20.

Vous présentez deux spectacles au Tci. Ces spectacles ont-ils un point commun?
Latifa Laâbissi. Les deux pièces n’ont pas vraiment de point commun, elles offrent plutôt la possibilité de traverser la polymorphie de mon projet chorégraphique.

Et ce projet, ça serait quoi?
Latifa Laâbissi. Je faisais exprès de rester vague! C’est toujours compliqué de trouver une ligne commune à son travail. Je pourrais dire: mon projet c’est la question du minoritaire, mais déjà en le disant ça m’agace, ça réduit tout, tout de suite. Peut-être qu’une vraie ligne commune, ce serait la question de la figure. Mes pièces ne montrent pas des personnages, mais des gens déguisés, travestis, transformés par d’autres traditions. Ces figures sont empruntées à des imaginaires distincts de celui de notre société, ce qui veut dire aussi qu’elles sont prises dans une autre kinesthésie du mouvement, dans des états de corps différents. Si j’utilise souvent les masques c’est que les masques modifient le rapport au temps, à l’espace et aux sensations. Les figures deviennent des espaces de projection pour le public où ces nouveaux rapports au temps ou à l’espace sont rendus visibles.

Le masque, que ce soit les serviettes sous lesquelles disparait le corps d’Isabelle Launay dans La Part du rite ou les déguisements de Loredreamsong, constitue donc une sorte de stratégie de dépersonnalisation?
Latifa Laâbissi. Oui c’est une des conditions pour me «plugger» à mon inconscient. Mais c’est aussi une façon de me «plugger» à quelque chose de plus vaste, de plus grand que moi. Sous un masque, on devient une figure hybride. C’est un véhicule idéal pour être entre soi et les autres, pour se tenir dans un espace d’indifférenciation biographique. Le masque c’est un dépassement de soi, une façon de convoquer l’autre.

Il me semble que, autant que le masque, vous aimez travailler la grimace, le grimaçant. Vous revendiqueriez-vous de créateurs perturbateurs comme Valeska Gert?

Latifa Laâbissi. Oui. Le grotesque, le rire, la grimace sont des aspérités qui résistent à l’espace normatif. Ils constituent donc des stratégies de survie. J’ai été formée à l’écriture abstraite américaine où le visage est impassible, où il traduit des formes de neutralité. Ça m’intéresse bien sûr, mais j’ai besoin de traduire un réel plus grimaçant. Chez Gert ou dans le cinéma allemand ou même chez Pasolini, il y a une façon de montrer un corps tordu, le «corps des sans voix». Dans mon travail, le visage ne peut pas se départir du reste du corps. Si le corps est en tension, le visage ne peut pas échapper à ce régime de tensions. Il ne peut pas s’absenter.

Ces deux spectacles ont un autre point commun, ils ont des femmes pour protagonistes. Diriez-vous que vous travaillez à construire une image du féminin?
Latifa Laâbissi. Mmmmmm sans doute, oui au minimum je travaille à l’idée de déminer les assignations de genre, de classe ou de race dans la danse. L’art, de ce point de vue, a son mot à dire… Mais je voudrais ajouter aussitôt ce correctif : ces questions-là, de genre, de race, de classe, elles ne devraient pas être réservées à des personnes qui y seraient disposées par leur lieu de naissance ou leur appartenance. Plus ces questions seront partagées, plus on pourra faire du politique.

Il est vrai que vos spectacles semblent souvent avoir un fonds politique très fort. Vous diriez que vous revendiquez?
Latifa Laâbissi. Non, il n’y a rien à revendiquer. Mais j’essaie d’articuler le sensible au politique. Cette articulation a une part biographique mais pas seulement. C’est un rapport au monde, c’est une façon de ne pas vouloir faire disparaître des questions visibles, tendues. C’est pour cela que j’ai tendance à choisir des figures minoritaires qui ont une présence ancienne, qui me permettent de traverser des mondes. La figure de la sorcière, par exemple, on la retrouve partout, dans la littérature, dans l’histoire, dans les mouvements féministes et aussi dans la danse, à travers Mary Wigman notamment. Ce genre de figure, ça permet de se faire avaler, de ne pas faire dominer le moi, sa propre petite affaire privée.

Et comment articuler le sensible au politique?
Latifa Laâbissi. La réponse —si tant est qu’il y ait une réponse— n’est pas théorique. C’est une réponse en pratique, en acte, dans les projets que je propose. Je ne connais pas de réponse théorique et je ne sais pas s’il y en a. Disons que personnellement j’essaie de créer des courts-circuits entre sensible et politique, que le spectateur reparte rempli de sensations qui percutent sans arrêt des questions plus politiques.

Comment vous est venue l’idée de Loredreamsong par exemple, plutôt d’une sensation ou d’une idée politique?

Latifa Laâbissi. Loredreamsong est arrivée à un moment où je ne supportais plus la violence des stéréotypes, leurs banalisations au quotidien, leur présence insistante comme un cauchemar. Voilà le point de départ de cette pièce! Puis, très vite, viennent se compiler des images, des films, des essais critiques, des séries B, sans oublier les indispensables scénographies de Nadia Lauro, qui m’aident à construire la pièce. Je vais chercher ailleurs pour pouvoir construire mes figures avec des matériaux hétérogènes, hybrides, qu’il s’agit de faire tenir ensemble pour construire de nouveaux visages.

Entretien réalisé par Stéphane Bouquet (février 2014)
Avec l’aimable collaboration du Théâtre de la cité internationale.

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