ÉDITOS

L’art politique de Jeff Koons

PAndré Rouillé

Il faut décidément revenir sur le cas Jeff Koons dont dix-sept œuvres occupent actuellement le château de Versailles à l’invitation de Jean-Jacques Aillagon, maître des lieux, ex-ministre de la Culture, ex-directeur du palazzio Grassi acquis à Venise par François Pinault après son abandon tonitruant de l’Ile Seguin — François Pinault, qui est accessoirement l’un des principaux collectionneurs de Jeff Koons. Mais il ne s’agit sûrement là que d’un pur hasard…
Il faut donc revenir sur le cas Jeff Koons parce qu’il est emblématique d’une situation de l’art d’aujourd’hui, et pour examiner la dimension politique de son œuvre. A condition, évidemment, de suivre Jacques Rancière quand il recommande de ne pas réduire la politique aux petits jeux politiciens de conquête du pouvoir

, de stratégies électorales, ou de rivalités entre partis pour le partage des honneurs et des places.  A condition, également, de ne pas confondre la «politique de l’art» avec la représentation par les œuvres de faits, d’événements, de situations ou de personnalités politiques.

Selon Jacques Rancière, «la politique est l’activité qui reconfigure les cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs. Elle rompt l’évidence sensible de l’ordre “naturel” qui destine les individus et les groupes […] à tel type d’espace ou de temps, à telle manière d’être, de voir, de dire».
La politique redéfinit la distribution des corps dans l’espace, celle du visible et de l’invisible, ou celle de la parole et du bruit.

Michael Jackson et son singe Bubble en céramique, et toute une série de sculptures en acier inoxydable reproduisant à l’identique, mais dans des proportions monumentales, des ballons de foires gonflables aux formes de chien, de fleur, de cœur, de langoustine : ces œuvres de Jeff Koons présentées à Versailles reposent sur une reprise, sinon un pillage ou un rapt, des icônes familières aux classes populaires.

Ces œuvres ne s’inspirent pas vraiment des productions de la culture populaire, mais plutôt d’icônes imposées au peuple par les médias et le commerce de pacotille ; elles ne font pas non plus signe vers les readymades de Marcel Duchamp qui, lui, déplaçait simplement, et humblement, des objets tout faits dans le champ de l’art afin d’en problématiser les mécanismes.

Ni franchement ancré dans la culture populaire, ni héritier d’un courant de l’avant-garde artistique, Jeff Koons ratisse large en puisant amplement dans l’univers de l’enfance, et en s’appropriant des icônes tellement vides de sens et d’histoire qu’elles bénéficient d’un taux élevé de reconnaissance et d’acceptation.

Le grand atout de ces œuvres, et l’une des raisons de leur succès commercial, réside dans leur vacuité, par laquelle elles ne nécessitent aucune culture artistique et historique particulière, et sont immédiatement identifiables. L’idéal, en somme, pour les riches collectionneurs, plus familiers des spéculations boursières que des questions d’art, et plus soucieux de paraître que de chercher à saisir au travers des œuvres certains des grands mouvements du monde contemporain.

Mais ces clients fortunés, culturellement décomplexés par la vacuité des œuvres, et socialement attirés par leur visibilité, ne sauraient acquérir à prix d’or des objets simplement choisis et déplacés du monde commun vers le champ de l’art selon le principe des readymades. Cette démarche, plus conceptuelle que visuelle et visible, serait pour eux trop discrète et trop complexe pour retenir leur attention et stimuler la spéculation.

Jeff Koons procède différemment selon une double opération de monumentalisation de choses banales et de leur conversion en matériaux lisses, clinquants, voire hightech, comme la céramique et l’acier inoxydable chromé.
C’est grand, ça brille, c’est visible ; c’est reconnaissable, c’est simple et évident. En un mot, c’est vendable. Et ça se vend, très cher. Vides, lisses et clinquantes, ces œuvres-marchandises parcourent le réseau international de l’art au gré des spéculations, jusqu’à atteindre des sommes phénoménales qui se comptent en millions de dollars.

Et comme si cela ne suffisait pas, l’artiste et son staff, son principal collectionneur (au demeurant milliardaire), et le directeur du domaine de Versailles ont uni leurs efforts et leurs moyens pour ouvrir les illustres espaces du plus prestigieux château de France à ces œuvres, aussi modestes créations qu’elles sont de précieuses marchandises.
A force de publicité, et de beaucoup de complaisances, l’opération semble avoir suffisamment réussi pour que l’équipe de com’ conseille à l’artiste d’accorder une interview à Libération (29 nov. 2008), dans le but téméraire de convaincre que ses œuvres, à l’opposé des stéréotypes kitsch, expriment en réalité certains des grands archétypes contemporains. Et que, loin des contingences du commun, elles se situent dans le sillage des meilleures œuvres de l’histoire. Quant à l’artiste, il s’agissait de corriger son image d’homme d’affaires en lui prêtant, contre toute attente, des préoccupations métaphysiques. Thanks Libé

Tous ces éléments indissociablement esthétiques et économiques fonctionnent de fait, au-delà de toute intention, politiquement en tant qu’ils reconfigurent certains des «cadres sensibles au sein desquels se définissent des objets communs».
L’activité esthétique de Jeff Koons repose en effet sur certains objets-signes assez familiers et communs pour que le public, sinon le peuple, sache les reconnaître, sinon s’y reconnaître. Or, la fabrication et la trajectoire des œuvres vont, étape par étape, éloigner ces objets et les séparer de leur origine. Au terme d’une série de transformations esthétiques, les objets du commun vont être, selon un mécanisme politique, métamorphosés en objets de luxe réservés à quelques uns, et formatés selon leurs valeurs.

Le peuple transformé à Versailles en public éprouve ainsi, médusé devant cette extravagante intrusion des œuvres de Jeff Koons dans un haut lieu de l’histoire de France, tout un processus esthétique et politique d’éloignement et de séparation, sinon de dépossession.
L’esthétique des œuvres comme leur mode de présentation sont imprégnés par le marché et de la spéculation, par la face mercantile de l’art, par le pouvoir de l’argent, et par la brutale évidence des inégalités sociales.

Le travail de Jeff Koons est encore politique par son omniprésence sur le marché de l’art et dans les médias. Car il opacifie ainsi le champ de l’art et frappe nombre d’artistes d’invisibilité, il appauvrit l’art en le réduisant à la formule d’«art d’affaires», et il cautionne enfin la caricature détestable et trompeuse qui associe l’art à l’argent, au luxe, aux riches, et même, à Versailles, aux rois. Bien loin du peuple.

Ces œuvres assurément politiques sont évidemment rétrogrades, aspirées par la passion de leur auteur pour le passé, associées à une quête de consensus et d’«effacement de l’anxiété», aveugles aux dissensus immenses qui agitent le monde.

André Rouillé.

Lire
— Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008.
— Jeff Koons, entretien avec Henri-François Debailleux, Libération, 29-30 nov. 2008

Éditoriaux
— N° 258
Jeff Koons : des stéréotypes faute d’archétypes
— N° 248
Le vide, la mort, la merde
— N° 247
Koons, Hirst & Cie : art, fric et démesure
— N° 246
Opération Koons à Versailles

Critique
Par Nicolas Villodre
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