ART | CRITIQUE

L’Art en guerre, France 1938-1947: de Picasso à Dubuffet

PFrançois Salmeron
@20 Nov 2012

«L’Art en guerre» propose un impressionnant parcours en quatorze séquences, retraçant un historique de la création en France de 1938 à 1947. Entre exils, emprisonnements, internements ou censures liés à la Guerre mondiale, les artistes ne se sont pourtant jamais tu. Leurs créations, souvent clandestines et limitées matériellement, attestent d’une rare vitalité.

Plongés dans une quasi-obscurité restituant l’atmosphère lugubre de la guerre, nous pénétrons dans une salle où des sacs accrochés au plafond font écho aux champs de bataille et aux camps de concentration. Dans cette première séquence dédiée au Surréalisme, il est question de la grande rétrospective organisée en janvier 1938 à la galerie des Beaux-Arts, à l’initiative d’André Breton et de Marcel Duchamp, dont nous retrouvons d’ailleurs le Porte-bouteilles. Artistes politisés et conscients des risques de déflagration menaçant l’Europe, les surréalistes seront une des cibles privilégiées du fascisme ambiant. Certains seront arrêtés ou internés. La plupart connaitra l’exil tout en continuant à créer dans la clandestinité.

Un éclairage bien nouveau nous est apporté sur l’univers des camps, sinistres lieux s’apparentant à l’enfer sur terre: au milieu de cette barbarie sans nom cherchant à annihiler toute humanité, des hommes et des femmes, artistes ou pas, fabriquent toutefois des objets avec quelques matériaux rudimentaires. Créer permet aussi d’introduire un peu de liberté et d’humour dans cet univers d’emprisonnement, comme en témoigne Mickey au camp de Gurs d’Horst Rosenthal, mort en 1942 à Auschwitz, ou les nombreux dessins et portraits sur papier qui nous sont présentés.

«L’Art en guerre» propose également une réflexion historiographique, en exposant des archives, lettres, affiches de propagande ou autres documents officiels. Du triste slogan «Travail, Famille, Patrie» du Maréchal Pétain (dont on découvre, étonnés, une pipe sculptée à son effigie), à des photographies de Paris sous l’Occupation, le fond idéologique du nazisme et de Vichy est soigneusement interrogé.
Parmi cette très riche documentation, nous trouvons quelques pièces tout à fait signifiantes: une lettre écrite de la main de Jean Moulin, un document officiel planifiant la conservation des œuvres d’art dans les territoires occupés, ou une photo prise lors de l’exposition «Le Juif en France», où l’on aperçoit de jeunes spectateurs s’amuser du nez d’une sculpture représentant un profil caricatural.

Au-delà du nazisme, des camps ou de l’antisémitisme régnant alors, l’enjeu consiste surtout à se focaliser sur la création artistique en France, à comprendre ses mutations et les changements que la guerre aura provoqués. Les destins des «grands maîtres», quant à eux, divergent radicalement: Georges Rouault et Henri Matisse en exil dans le Sud, d’un côté, ou André Derain décrédibilisé pour avoir participé à un voyage officiel en Allemagne, de l’autre. Ces figures n’en demeurent pas moins des influences décisives pour les jeunes peintres des années 40, qui s’inspirent aussi de l’art médiéval roman.

Mais, dans ce paysage artistique français, il est un homme qui occupe une place à part: Pablo Picasso, à qui l’on a refusé la nationalité française et qui reste terré dans son atelier de la rue des Grands Augustins, et dont Brassaï livre quelques clichés d’intérieur. Le peintre fait l’objet d’une autocensure de la part du régime de Vichy. On le menace, on insulte son génie: «Picasso entraîne la peinture française dans la plus mortelle impasse». Natures mortes, portraits de femme, sculptures (L’Homme au mouton, ou l’incroyable Tête de taureau composée avec une selle et un simple guidon de bicyclette, signe du recyclage en vogue dans une société démunie)… Picasso exécute aussi quelques une de ses toiles les plus célèbres, dont L’Aubade.

Dans cette France soumise à la censure, le Musée national d’Art moderne voit le jour en 1942 et propose, pour sa première exposition, de revenir sur cinquante ans de création nationale française, où le but avoué est de «magnifier l’esprit français de mesure et d’équilibre». Derrière ce programme, nous comprenons donc que l’art est soumis au nationalisme de Vichy, et que l’exposition présentera grand nombre d’œuvres pour le moins consensuelles, voire banales ou carrément ennuyeuses, tout en excluant la figure de Picasso, ainsi que toute création étrangère, surréaliste, ou abstraite. Les grands maîtres, encore une fois, sont ignorés ou instrumentalisés, à l’image de Georges Braque, Marie Laurencin ou Robert Delaunay.

Face à ces noms peuplant l’histoire de l’art, l’exposition a également le mérite de nous faire découvrir des œuvres moins médiatisées et, de ce fait, moins connues du grand public. Deux figures sont particulièrement intéressantes: Joseph Steib qui caricature de manière virulente Hitler et sa garde rapprochée, notamment dans un pastiche décapant de La Dernière Cène, et Pierre Jahan, dont les clichés clandestins saisissent des scènes d’occupation, où des sculptures en bronze sont détruites afin d’être recyclées dans le XIIe Arrondissement.
Un bel hommage est également rendu à la galeriste Jeanne Bucher, qui eut le courage d’aider des enfants de prisonniers ou d’exilés. Ses expositions étaient généralement consacrées à des artistes dits «dégénérés», rejetés par l’idéologie officielle, et elle fit également découvrir les travaux de Kandinsky en France.

Aux sombres heures du nazisme et de la barbarie, succède l’exaltation liée à la Libération. Photos de Paris en liesse et écrits solennels dédiés à la mémoire des victimes s’entremêlent alors. Néanmoins, les artistes restent marqués par la noirceur de la guerre, et les premiers récits de survivants des camps se font entendre — quand bien même on ne veuille pas encore les entendre et réaliser l’ampleur du désastre nazi. La Guerre de Douanier Rousseau ou Le Pendu de Georges Rouault rappellent ainsi le traumatisme de la guerre, tout comme la bouleversante série Otage de Jean Fautrier incarnant le tragique et la douleur du monde.

Un foisonnement artistique apparaît enfin dans les années suivantes, au milieu duquel le triptyque de Marc Chagall (Libération, Résurrection, Résistance), ou Jazz de Henri Matisse émergent. Jusque-là qualifié de dégénérescent et banni des musées, le mouvement abstrait se déploie, tandis que la représentation du corps se délivre des idéaux nazis (hygiène, performance) et éructe. Après la pénurie et les recyclages, la matière, quant à elle, s’épaissit et se donne de manière brute.

Après l’inflexibilité de l’ordre dominant et la frilosité des carcans de la morale, l’art se rend toujours plus libre et insoumis, notamment avec Jean Dubuffet et Gaston Chaissac. A ces «anartistes», comme on les appelle, qui viennent refonder les pratiques artistiques, s’ajoutent les créations des poètes Henri Michaux ou Antonin Artaud. Calder s’affirme et Soulages émerge à peine, tout comme Alberto Giacometti, alors que les surréalistes, n’ayant jamais rendu les armes, publient un drôle de livre-objet à l’initiative de Marcel Duchamp: sur sa couverture apparaît un sein en mousse à côté duquel on peut lire Prière de toucher, contrairement aux habituelles consignes des musées.

Å’uvres
— Otto Freundlich, Rosace II, 1941. Gouache sur carton.
— Pablo Picasso, Nature morte à la chouette et aux oursins, 1946. Peinture déorésineuse sur bois (hêtre).
— Georges Braque, Le duo, 1937. Huile sur toile.
— Jean Fautrier, La Juive, 1943. Huile sur toile.

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