ÉDITOS

L’art, c’est pas du cinéma

PAndré Rouillé

Le terme de «postproduction» utilisé dans le monde de la télévision, du cinéma et de la vidéo sert à Nicolas Bourriaud de titre et de problématique à un petit livre dans lequel il dresse un inventaire des pratiques contemporaines constitutives d’un «art de la postproduction».
Si le modèle théorique paraît stimulant, il pourrait bien se révéler plus séducteur que vraiment opératoire. A cause, peut-être, d’un usage trop statique de certaines notions comme celle de matériau artistique.

Une notion aussi centrale en art que celle de matériau est fossilisée par Nicolas Bourriaud, autant qu’elle est négligée par de nombreux auteurs américains qui, à l’exemple de Rosalind Krauss, l’ont allégrement écartée au profit de la notion de médium.

Un matériau ne se réduit pourtant pas à un médium, ni à un «élément brut». Dans Postproduction, la conception platement matérielle du matériau conduit directement à cette vision selon laquelle les artistes des périodes antérieures auraient «créé à partir d’un matériau vierge», leur activité consistant à «transfigurer un matériau brut (la toile blanche, la glaise, etc.)».

Ainsi rabattus sur la stricte matérialité de leur matériau, les artistes d’hier sont enfermés dans une trop radicale différence avec ceux de la «postproduction». Ce qui aboutit à surestimer la singularité de la période artistique présente en sous-estimant les continuités.
Pourtant, les changements intervenus en art au cours des (deux) dernières décennies, pour importants qu’ils soient, sont moins de nature que de degré : l’art n’est pas devenu du cinéma !…

L’artiste d’aujourd’hui, comme celui des décennies et des siècles précédents, travaille avec des matériaux. Parallèlement à la toile et à ses pigments, à la glaise ou au bronze, une infinité de matériaux ont été mobilisés tout au long du XXe siècle par les artistes : la photographie, le corps et les flux corporels, la nature, les réseaux, des logiciels, des signes, des images, etc. Aucun de ces matériaux n’est brut ni vierge, même les plus frustes en apparence.

A propos de Francis Bacon, Gilles Deleuze a très opportunément souligné que «c’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche». Loin d’être vide, sa toile est pleine : «Tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est présent sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles» (Logique de la sensation). Dans ces conditions, peindre ne consiste pas à remplir une toile vierge, mais à la vider de tout ce qui l’encombre.

Quant à la matière picturale elle-même, pour ne parler que d’elle, elle n’est pas moins sociale que la toile, et ne s’épuise pas dans sa seule matérialité. Qu’il suffise de rappeler combien la fabrication des pigments dans les ateliers faisait l’objet d’un véritable rituel initiatique, et comment l’effondrement du système académique au XIXe siècle a coï;ncidé avec l’essor de l’industrie, avec la fabrication manufacturière des couleurs en tube, avec la possibilité pour les peintres de quitter leur atelier, avec l’essor du plein air, et avec les bouleversements esthétiques qui se sont produits dans la seconde moitié du XIXe siècle.
A cette époque, le tube de couleur que le peintre ouvrait en plein air actualisait toute cette dynamique économique, technique, culturelle et sociale, et induisait une posture esthétique dont les premières manifestations allèrent de Barbizon à l’Impressionnisme.

On est donc très loin de l’idée selon laquelle ces peintres ou ces sculpteurs affronteraient une «matière première», tandis que les artistes de la «postproduction» travailleraient, eux, à partir d’objets «déjà informés par d’autres».
En réalité, toute pratique artistique s’exerce sur des matériaux selon des procédures particulières, celles-ci et ceux-là étant toujours sociaux, et historiques, autant qu’artistiques. Ni inertes, ni bruts, ni vierges.

L’exemple de la photographie est à cet égard éloquent quand elle devient l’un des matériaux majeurs de l’art à partir des années 1980, date à laquelle se forme entre elle et l’art un alliage qui aboutit à un matériau artistique d’un nouveau type: un matériau de capture mimétique et technologique.
Or, cet avènement de la photographie en tant que matériau de l’art est le fruit d’un long et sinueux processus, et d’évolutions profondes et conjointes de la photographie, de l’art et du monde à la fin du XXe siècle (voir André Rouillé, La Photographie, Éd. Gallimard, à paraître).

Autant qu’un inventaire des pratiques et des œuvres, une analyse minutieuse des matériaux aujourd’hui utilisés par «l’art de la postproduction» serait fécond. Parallèlement, la notion de «dialogisme» situerait certainement les échanges, reprises, emprunts, enchâssements, réinterprétations et mixages en tous genres aujourd’hui nombreux dans une dynamique historique longue par rapport à laquelle «l’art de la postproduction» mériterait d’être défini dans ses différences et continuités. Dans ses devenirs.

André Rouillé.

Nicolas Bourriaud, Postproduction, Dijon, Les presses du réel, 2003.
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Miss.Tic, En avant doutes, 2003. Pochoir. © Miss. Tic.

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