ÉDITOS

La tornade cinétique

PAndré Rouillé

Contre toute attente, et hors saison, une tornade d’art optique et cinétique s’est abattue sur la France. Pourquoi aujourd’hui cette résurgence soudaine d’un art qui a été longtemps absent, sinon exclu, de la scène artistique après l’avoir éclairée et animée durant une quinzaine d’années, entre 1955 et 1970? Qu’est-ce qui a motivé l’émergence et le succès de cet art dans la France de l’après-guerre? Et qu’est-ce qui peut aujourd’hui expliquer son retour?

Contre toute attente, et hors saison, une tornade d’art optique et cinétique s’est abattue sur la France, avec et autour de Julio Le Parc, qui bénéficie d’une importante rétrospective au Palais de Tokyo, qui occupe (avec beaucoup d’autres artistes) une large place dans la méga-branchée exposition «Dynamo» au Grand Palais, qui dispose à lui seul des cimaises de la galerie Bugada, qui connaît les faveurs (légitimes) de la presse, etc. Bref, ces convergences, qui ne sont pas toutes concertées, constituent un phénomène. Pourquoi aujourd’hui cette résurgence soudaine d’un art optique et cinétique qui a été longtemps absent, sinon exclu, de la scène artistique après l’avoir éclairée et animée durant une quinzaine d’années, entre 1955 et 1970?
Qu’est-ce qui a motivé l’émergence et le succès de cet art dans la France de l’après-guerre? Et qu’est-ce qui peut aujourd’hui expliquer son retour? Autrement dit, quelle conjoncture poétique et politique a permis au milieu des années 1950 l’émergence et l’essor de cette version optique et cinétique de l’art? Et quelle nouvelle conjoncture, sans doute différente, motive son fulgurant, et peut-être provisoire, retour?

Face à ces questions, il faut préciser que l’émergence de l’art optique-cinétique s’inscrit dans le double sillage des avant-gardes abstraites-géométriques des débuts du XXe siècle et de la Seconde Guerre mondiale. C’est un art d’après le chaos, d’après le traumatisme. Un art de filiation et de rupture: filiation avec l’abstraction géométrique et constructiviste d’avant-guerre, et rupture avec les grands principes modernes auxquels reste fidèle la peinture abstraite, aussi bien géométrique que tachiste ou informelle.

En 1955, s’inscrire dans la filiation de l’abstraction géométrique équivaut, d’une part, à se refuser de représenter un monde que l’on ne veut pas voir, et, d’autre part, à élever des formes structurées, construites et dynamiques dans ce monde affaibli et meurtri, encore convalescent. De fait, cela revient à substituer des perspectives d’avenir aux traumatismes du passé récent, à semer avec les moyens de l’art des grains d’optimisme dans une vaste étendue de mélancolie sociale et civilisationnelle.

C’est à cette mission constructive et prospective à laquelle s’attèlent les artistes rassemblés en 1961 — avec Le Parc, Morellet ou Yvaral — au sein du «Groupe de recherche d’art visuel» (GRAV). Ils vont donc, dans les conditions de l’époque, redéfinir les processus de création et de fabrication des œuvres, c’est-à-dire élaborer la poétique d’une nouvelle forme d’abstraction géométrique: l’art cinétique.

Cette poétique de l’art cinétique telle qu’elle s’exprime dans les textes et manifestes du GRAV (notamment «L’instabilité, le labyrinthe», 1963), et s’actualise dans les œuvres, consiste principalement à reconfigurer le traditionnel «rapport œuvre-spectateur» dans le but de «donner au spectateur une participation majeure». Conjointement à une critique radicale du fonctionnement des œuvres traditionnelles, cette véritable poétique du spectateur vise à un renouveler totalement le faire artistique: contre la peinture et la sculpture qui «plaquent d’un côté l’objet à contempler et de l’autre le spectateur»; contre le «caractère ferme, définitif et statique» des œuvres-objets; et contre une réception réduite à la stricte «contemplation conditionnée par le niveau de culture et d’information» du spectateur.

La réponse du GRAV à ces apories de l’art traditionnel consiste à concevoir des dispositifs susceptibles de transformer totalement la place, le rôle, le statut et les compétences du spectateur pour le métamorphoser en «être capable de réagir» en situation de «participation active volontaire» à des «expériences» visuelles et corporelles.
La rupture est totale: les dispositifs dynamiques succèdent aux objets fermes et définitifs, la «distance entre l’œuvre et le spectateur n’existe plus», et la «participation active» dans le cadre d’«expériences» se substitue à la «contemplation» statique dans un face à face à des objets.
En outre, et peut-être surtout, la culture, l’information, la faculté de jugement esthétique ne sont plus requis, seules suffisent les «facultés normales de perception». Quant au sens, les œuvres n’en recèlent plus aucun: «c’est [le spectateur] qui donne leur sens aux expériences proposées».

Par les bouleversements qu’elle introduit dans le faire artistique, et dans la réception et la configuration des œuvres, cette nouvelle poétique est éminemment politique. L’individualité de l’artiste est dissoute dans le «groupe de recherche». Les œuvres sont exclues des ordres de la représentation, du sens, et des objets: ce sont désormais des dispositifs producteurs d’effets et de sensations purement visuelles et corporelles. Quant au spectateur, bien qu’il soit placé au centre du dispositif, il est lui-même privé d’épaisseur culturelle, de savoir, et de compétence esthétique; il est réduit à sa seule capacité de réagir à des stimuli de mouvements et de lumières, sans autres facultés que celles, «normales», de percevoir — il est en somme dépourvu d’humanité.

On comprend les vertus qu’un tel art a pu avoir à un moment où le désir était si grand d’oublier, où l’homme avait tant failli à sa nature en se comportant contre nature, où la culture s’était montrée impuissante à contenir les démons, où le monde n’était pas encore vraiment présentable, mais aussi à un moment où la faillite de certaines valeurs traditionnelles et la perte du sens, ainsi que l’essor de nouvelles conditions sociales ouvraient l’art à de nouveaux publics sans doute plus populaires auxquels il fallait, en art aussi, proposer d’autres valeurs, d’autres formes, d’autres approches et d’autres expériences.

Cette ouverture sociale plus large de l’art à laquelle Julio Le Parc s’est de fait appliqué ne suffit toutefois pas à le qualifier d’«artiste engagé», comme on peut le lire au Palais de Tokyo. Dans un texte amical («Un arc-en-ciel entre le cœur et la raison», 1995), le critique Pierre Restany mentionne à juste titre l’«action contestataire durant Mai 1968» de Julio Le Parc, et ses relations avec Cuba, qui font assurément de lui un citoyen engagé. Mais les engagements (esthétiques) des artistes ne coïncident pas toujours avec leurs engagements (sociaux et politiques) de citoyens. D’autant plus que l’un et l’autres sont d’ordres trop différents pour être confondus et même comparés.

Pierre Restany souligne en outre que le «rapport art et industrie» est au fondement du GRAV dont les artistes, après une courte période d’action commune, «furent parfaitement recyclés par la société de consommation au sein de sa modernité». En particulier Julio Le Parc qui aurait largement contribué à «l’ouverture de la peinture cinétique vers des horizons de communication et de langage plus libres».

A l’évidence, les œuvres cinétiques possèdent toutes les qualités requises pour s’intégrer dans le jeu de la société de consommation et des loisirs (au Palais de Tokyo l’exposition se termine d’ailleurs en forme de fête foraine). Elles sont séduisantes ces œuvres : ludiques, interactives, accessibles directement sans besoin de savoirs préalables, et… délestées de tout sens. Dans ces œuvres, le spectateur-acteur est roi, mais doté de l’unique pouvoir de réagir à des stimuli, comme une machine dans le dispositif — sans penser.

En somme, marchandises idéales, ces œuvres pourraient aujourd’hui faire oublier, ne serait-ce qu’un moment, les ravages de la crise aux «spectateurs actifs volontaires» (accessoirement chômeurs) en leur faisant expérimenter, par immersion, les valeurs canoniques du libéralisme.
C’est du moins ce que semble croire et défendre dans son texte «Jeux d’optique» Serge Lemoine, commissaire général de l’exposition «Dynamo», qui décline à l’envi le crédo libéral: «Sans pathos ni sous-entendu, écrit-il, à l’opposé de la mélancolie, ‘Dynamo’ met en valeur l’expérimentation, accepte le risque, insiste sur l’innovation, privilégie la prospection, promeut la recherche, choisi le changement, mise courageusement sur l’optimisme».

André Rouillé

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Sur le site internet de Julio Le Parc
— «L’instabilité, le labyrinthe»
— Pierre Restany, «Un arc en ciel entre le cœur et la raison», 1995

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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