ART | CRITIQUE

La Route de la soie

PAugustin Besnier
@23 Nov 2010

Après la collection de François Pinault en 2007, c’est au tour de celle de Charles Saatchi d’être présentée au Tri Postal de Lille. Une sélection de soixante œuvres aux propos forts face aux dérives religieuses et politiques de ce monde. Du grandiose, à apprécier comme tel.

Trois ans après avoir exposé une partie de la collection de François Pinault, le Tri postal de Lille a fait peau neuve pour accueillir cet automne celle du grand galeriste anglais Charles Saatchi. Soucieux d’offrir un écrin digne de la marque ou d’en respecter la scénographie londonienne (Saatchi possède un immense espace d’exposition dans le quartier de Chelsea), c’est dans des salles entièrement repeintes — plus «institutionnelles» — que le Tri Postal présente une sélection d’une soixantaine d’œuvres signées de trente artistes d’origine orientale ou proche-orientale, réunis sous le titre — joli mais maladroit — «La Route de la Soie».
Nous pourrions craindre le désir d’exotisme ou la revendication douteuse de dialogues entre des régions que tout sépare. Il n’en est rien. Aucune thématique, aucun regroupement d’après l’origine, les sujets ou les médiums ne régit cette exposition ni n’oriente le visiteur. Dans une scénographie très aérée, les œuvres se succèdent mais ne se ressemblent pas, sinon par leur monumentalité commune, vraisemblablement plus liée au goût de Saatchi pour les grands formats qu’à la sélection proprement dite.

Cette disposition et cette simplicité scénographiques, qui, dans d’autres circonstances, agaceraient, sont ici heureuses : loin de perdre ou d’ignorer le visiteur (chaque œuvre est accompagnée d’un court texte explicatif), elles témoignent de la formation contrapuntique d’une collection, que motive souvent plus la qualité singulière des œuvres que leur inscription dans un ensemble signifiant, et respectent (du moins dans la majorité des cas) la sphère culturelle, sociale et politique de chacune.
L’exposition passe ainsi de l’artiste indien Subodh Gupta — dont on découvre, en plus de deux assemblages caractéristiques, deux grandes toiles remarquablement techniques — à l’artiste chinois Zhang Huan, dont sont ici présentées deux œuvres majestueuses — une tête imposante privée de parole et un vibrant portrait de jeune mère en cendre d’encens.
Au premier étage se découvre l’irrésistible Old Persons Home des artistes Sun Yuan et Peng Yu (Chine), un groupe de treize vieillards aux allures de rabbins, mollahs, politiciens et militaires vautrés dans leurs fauteuils électriques et roulant à l’aveuglette, s’entrechoquant mollement ou butant contre les murs. Une dénonciation tragi-comique sans détour du déclin des élites spirituelles et dirigeantes de ce monde.
Les salles suivantes semblent mettre la femme à l’honneur, comme artiste ou comme sujet. Chitra Ganesh (USA) dépeint la figure de la déesse-héroïne dans une esthétique comic, projetant ironiquement l’émancipation féminine dans l’imaginaire populaire, quand Bharti Kher (Inde) décline le bindi — signe religieux, social et conjugal que les indiennes arborent peu à peu comme un accessoire de mode — en motifs psychédéliques ou en ornement protecteur et bariolé d’un gros cœur de baleine (An Absence of Assignable Cause).
Plus satiriques, Shadi Ghadirian et Shirin Fakhim dénoncent la condition des femmes en Iran, l’une à travers une série de « portraits » photographiques, faciles mais efficaces, composés de burqas et d’instruments ménagers, l’autre en poussant jusqu’au grotesque l’image de la femme-objet par des assemblages d’ustensiles, de melons et de lingerie vulgaire, dévoilant le sort de milliers de Téhéranaises poussées à la prostitution dans un pays où le conservatisme religieux s’accommode du commerce des femmes.

Le reste de l’exposition a la même force, poétique ou politique. On remarquera encore l’installation Ghost de Kader Attia, un alignement de cinq cent soixante silhouettes voilées d’aluminium accroupies en position de prière, que le visiteur découvre mystérieusement vides, désincarnées, en se retournant vers elles. Un sujet qu’aborde plus crûment la Pakistanaise Huma Bhabha, qui modèle sous un sac poubelle noir la forme d’un corps prosterné, comprimé à l’excès, dont seules dépassent deux grandes mains qui se livrent et une petite «queue» de gravier qui parachève cette redoutable figure de taupe.

De cet ensemble disparate, pluriel dans ses médiums et dans ses sujets (on notera toutefois l’absence de vidéos), se dégage un sentiment de désarroi, tantôt amer, tantôt solennel ou angoissé, face à l’immobilisme ou aux dérives religieuses et politiques de ce monde. Le silence de ce qui dépérit, la sécheresse de ce qui désespère, sont palpables. Même les rires des enfants de Bombay, peints par Jitish Kallat qui clôt l’exposition, semblent ternis par la sérigraphie et alourdis par le poids de la ville que l’artiste figure dans leurs chevelures.
L’humour, quand il y en a, est noir. L’optimisme, quand on en trouve, se veut naïf. À l’image de ces constructeurs de routes que Kriti Arora (Inde) enduit de bitume, de cette reconstitution en os à mâcher d’une Exposition Universelle qui réunirait et livrerait aux chiens les symboles architecturaux de notre temps (Liu Wei, Chine), ou des toiles de Schandra Singh qui peint l’absurdité des loisirs dans un monde tourmenté comme George Grosz la peignait dans une Allemagne en guerre, tout paraît sacrifié, fossilisé ou déserté, tantôt avec la violence de l’exaspération, tantôt avec le pathos de l’hommage.

Difficile de juger d’un tel choix d’œuvres, dont on ne sait s’il répond à une volonté tout occidentale de voir ces sociétés désolées d’elles-mêmes ou à un souhait de soutenir le regard d’artistes engagés, quoique bien implantés dans le paysage international. Toujours est-il qu’hormis quelques maladresses scénographiques (la présence des « poupées » de Shirin Fakhim qui casse l’échelle et l’austérité du plan de Beyrouth de Marwan Rechmaoui, les toiles de T.V. Santhosh peu mises en valeur aux côtés de l’installation de Liu Wei, et quelques autres mélanges hasardeux), cette exposition offre la possibilité de découvrir des œuvres aux propos forts, assumées dans leurs dimensions, remarquables dans leur technicité, à la brutalité souvent saisissante et à la poésie touchante. Si la tonalité d’ensemble est sombre, la création s’y montre affirmée, magistrale, à la lisière de l’emphase contestataire, et séduit le visiteur par son éclat.
Du grandiose, à l’image du collectionneur titanesque et des «grands maux» de ce siècle.

— Ahmad Morshedloo, Untitled, 2008; Oil on canvas. 180 x 380 cm
— Ahmad Morshedloo, Untitled, 2008. Oil on canvas. 180 x 380 cm
— Ahmed Alsoudani, We Die Out of Hand, 2007. Charcoal, pastel and acrylic on paper. 274,3 x 243,8 cm
— Ahmed Alsoudani, Baghdad I, 2008. Acrylic on Canvas. 210 x 370 cm
— Ahmed Alsoudani, Baghdad II, 2008. Acrylic on Canvas. 250 x 380 cm
— Atul Dodiya, Woman from Kabul, 2001. Acrylic and marble dust on fabric. 183 x 122 cm
— Atul Dodiya, Portrait of Niko Pirosmani (1862-1918). Enamel paint on laminate board, cotton kurta and cotton pyjamas on iron hangers. 183 x 122 cm
— Atul Dodiya, Fool’s House, 2009. Oil, acrylic with marble dust and charcoal on canvas. 243,8 x 152,4 cm
— Bharti Kher, Untitled, 2008. Bindis on painted board. 173 x 311 cm
— Bharti Kher, An Absence of Assignable Cause, 2007. Bindis on fibreglass. 168 x 308 x 150 cm
— Chitra Ganesh, (Fragments of the work) Tales of Amnesia, 2002-2007. 21 C-prints.
— Hayv Kahraman, Collective Cut, 2008. Oil on linen. 106,5 x 173 cm
— Hayv Kahraman, Heads On Plate, 2008. Oil on linen. 173 x 106,5 cm
— Jitish Kallat, Untitled (Eclipse) 3, 2007. Acrylic on canvas, triptych. 274 x 518 cm
— Jitish Kallat, Eruda, 2006. Black lead on fiberglass. 419 x 169 x 122 cm
— Kader Attia, Ghost, 2007. Installation. Body casts using aluminum foil. Dimensions variable
— Kader Attia, Ghost (détail), 2007. Installation. Body casts using aluminum foil. Dimensions variable
— Liu Wei, Love It! Bite It!, 2005. Edible dog chews. Dimensions variable
— Qiu Jie, Portrait of Mao, 2007. Lead on paper. 250 x 168 cm
— Rajan Krishnan, Substances of Earth, 2007. Acrylic on Canvas. 274 x 366 cm
— Schandra Singh, The Lazy River, 2006. Oil on linen. 229 cm x 274 cm
— Schandra Singh, Neha, 2008. Oil on linen. 274 cm x 183 cm
— Shadi Ghadirian, Like Everyday Series (Untitled, Broom, Cleaver, Grater, Iron, Pan, Strainer), 2000-2001. C-print. 183 x 183 cm
— Subodh Gupta, Spill, 2007. Stainless steel, stainless steel utensils. 170 x 145 x 95 cm
— Subodh Gupta, Still Steal Steel # 1, 2007. Oil and enamel on canvas. 198 x 366 cm
— Subodh Gupta, U.F.O., 2007. Brass utensils, stainless steel structure. 114 x 305 x 305 cm
— T.V. Santhosh, Tracing An Ancient Error, 2007. Oil on canvas. 122 x 183 cm
— T.V. Santhosh, Stitching An Undefined Border, 2007. Oil on canvas. 122 x 183 cm
— Wafa Hourani, Qalandia 2067, 2008. Mixed media. 400 x 700
— Zhang Dali, Chinese Offspring, 2003-2005. 15 life size cast figures. Variable
— Zhang Huan, Young Mother, 2007. Ash on Linen. 250 x 400 cm
— Zhang Huan, Ash Head No.1, 2007. Ash, Steel and Wood. 228 x 244 x 227 cm

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