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La ritournelle du mépris

PAndré Rouillé

Il y avait toutes les raisons de craindre le pire d’un «débat» sur le thème «L’art contemporain obligatoire : une impasse ?» annoncé en couverture d’un nouveau magazine d’art : Vernissages. Crainte devant une question usée jusqu’à la corde, une vieille rengaine dont l’intitulé même trahit le conformisme et la médiocrité conceptuelle; crainte, donc, nourrie du sentiment qu’une nouvelle fois la question serait abordée sous la forme stérile d’une sorte de haine aussi massive qu’endémique de l’art contemporain.
On a encore en mémoire les polémiques franco-françaises, plus idéologiques qu’esthétiques, qu’a suscitées le fameux texte de Jean Baudrillard

«L’art contemporain est nul».  La lecture de cette nouvelle contribution n’a pas permis d’apaiser ces craintes, bien au contraire.

Certes les motifs de critiquer l’art contemporain ne manquent pas, comme on l’a vu encore dernièrement à l’occasion de la spéculation à grand spectacle dont il a été la cible. Mais l’art contemporain n’est jamais réductible à une généralité, car il se compose d’une multiplicité contrastée de pratiques et de matériaux, de productions et d’œuvres, de lieux très divers, ainsi que d’artistes aux talents inégaux et aux situations sociales et économiques variées.

En fait l’article fustige moins l’art contemporain proprement dit qu’une pratique muséale qualifiée d’«art contemporain obligatoire» qui consiste en quelque sorte à contaminer les lieux d’art ancien — Le Louvre, Orsay, les musées Bourdelle, Rodin ou encore de la Chasse — par des expositions d’artistes contemporains, en quelque sorte imposées aux visiteurs contre leur gré. Le phénomène est évident et en plein essor, mais le constat et la condamnation ne valent pas analyse, qui fait cruellement défaut.
 
Cette contamination des musées et lieux patrimoniaux s’inscrit dans un mouvement général de déspécialisation des espaces, des pratiques et mêmes des genres artistiques et culturels. Dès lors que les artistes passent d’une pratique à une autre, combinent les matériaux, et se pensent (globalement) artistes plutôt que (spécifiquement) peintres, sculpteurs ou photographes, les lieux ont, eux aussi, tendance à être emportés dans une comparable perméabilité.
Du Land Art aux friches postindustrielles, l’art contemporain n’a cessé de migrer de lieux en lieux jusqu’à trouver, dans la dernière période, épisodiquement refuge dans les musées à la fois les plus prestigieux et les plus éloignés de lui.

Ce nomadisme de l’art contemporain, qui invente ses lieux en même temps que ses formes et ses publics, qui est d’une certaine façon perpétuellement contraint de circonscrire son territoire au sein du champ établi de la culture, est peut-être un trait de sa contemporanéité.
Mais le fait que ce nomadisme conduit aujourd’hui l’art contemporain à croiser l’art ancien dans ses bastions les plus prestigieux est favorisé par la situation qui prévaut sur la scène internationale de l’art: la concurrence féroce que se livrent les grands musées, et la spéculation financière en matière d’art.
L’exposition Jeff Koons au château de Versailles indique bien comment le prestige historique du lieu peut conférer consécration, et plus value, à des œuvres contemporaines. Elle permet également de comprendre comment, en retour, les œuvres contemporaines viennent stimuler par leur actualité des lieux engoncés dans la torpeur de leurs prestige et passé. Au risque de décourager cette clientèle de l’industrie du tourisme dont les goûts patrimoniaux ne s’éloignent jamais très loin de la surface du présent…
Entre le contemporain et l’ancien, c’est gagnant-gagnant : le prestige de l’histoire contre le dynamisme de l’actualité.

L’art contemporain dans les musées d’art ancien, fût-ce sous la forme indubitablement féconde de dialogues ou de contrepoints artistiques, n’est devenu «obligatoire» qu’en raison des impératifs de gestion commerciale des institutions artistiques. Il s’agit, comme avec le design, de dynamiser et de rajeunir des lieux et des collections menacés de s’assoupir, tout en drainant une clientèle nouvelle. Quant aux œuvres contemporaines, elles trouvent là un public, et une part de cette consécration qui leur fait trop souvent défaut. Celles qui sont passées par le Louvre pourrait ainsi avoir gagné une sorte d’immunité qui les préserve du sempiternel soupçon du «n’importe quoi»…

Mais autant les conditions économiques et institutionnelles sont nécessaires aux actuelles mises en dialogue des œuvres anciennes et contemporaines (sous l’aspect dudit «art contemporain obligatoire»), autant ces conditions seraient inopérantes sans l’existence d’autres conditions, esthétiques celles-là, liées la contemporanéité même des œuvres.

A cet égard, une profonde mécompréhension transparaît dans la définition négative et soustractive donnée de l’art contemporain par le magazine qui, avec les adversaires doctrinaires de l’art contemporain, considère qu’il n’est pas «l’art de notre temps, mais un art pur et dur qui a fait, peu ou prou, table rase du passé dans sa forme et son contenu».

Associer l’art contemporain à la «table rase», c’est ignorer ce principe fondamental que la création n’est pas orientée contre les formes du passé, mais tendue dans une recherche des formes et des contenus du présent. Les artistes ne sont pas des destructeurs, mais des inventeurs de postures, de matériaux, de protocoles, de lieux artistiques nouveaux pour mieux capter les vibrations inouïes du présent.

La définition de l’art contemporain par son supposé rejet du «passé dans sa forme et son contenu» (deux mots à entendre au pluriel !) méconnaît gravement que les œuvres les plus novatrices sont celles qui sont les mieux habitées et instruites par celles du passé. Les œuvres ne naissent pas de rien, et l’on ne crée pas dans l’ignorance. Les artistes travaillent en permanence avec l’histoire, et non contre elle. L’histoire est leur premier matériau.
Picasso, aujourd’hui à l’honneur, a entretenu un dialogue artistique permanent avec les grands maîtres du passé dont il n’a cessé de réinterpréter les œuvres afin de mieux trouver, par ce recul, les formes picturales du présent.
Jan Favre, dont l’exposition au Louvre («L’Ange de la métamorphose», 11 avril-7 juil. 2008) est la cible d’inutiles sarcasmes de la part du magazine, confie volontiers que Rubens, Jan Van Eyck, Bosch, et d’autres peintres des siècles passés, traversent toute son œuvre : «J’ai emprunté à tous ces maîtres, ils ont nourri mon imagination» (artpress, sept. 2008).

L’art contemporain ne se confond donc ni avec un art qui refuserait le passé, ni avec cet art d’aujourd’hui  (apparemment cher au magazine Vernissages) qui refuse le présent.
A partir des réflexions de Giorgio Agamben sur le contemporain, pourrait être qualifié de «contemporain» l’art qui adhère à son temps tout en prenant ses distances vis-à-vis de lui par déphasage et anachronisme. C’est par son décalage avec l’époque que l’art peut le mieux la percevoir et la saisir, la rendre visible, et fixer le regard sur elle.
Les œuvres peuvent être contemporaines dans la mesure où elles parviennent à s’accrocher à cet impossible de rendre visible quelque chose du présent sans se fondre avec lui.

André Rouillé

Lire
— Gérard Georges Lemaire, «L’art contemporain obligatoire», Vernissages. L’art par ceux qui le vivent, n°2, oct.-nov. 2008, p.16.
— Jan Fabre, «L’ange coupable», interview par Raphaël Cuir, artpress, n° 348, sept. 2008, p. 32.
— Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages poche, Paris, 2008.
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