ÉDITOS

La revanche des discours cosmétiques

PAndré Rouillé

Les vœux du Président de la République au «Monde de la connaissance et la culture» ont été heureusement sans commune mesure avec ceux, très agressifs et très hautains, de 2009. Il n’est pourtant pas certain que les discours cosmétiques de ces vœux auront, même un instant, soulagé le désarroi dudit «Monde de la connaissance et la culture» fortement ébranlé par ce qui est largement vécu comme une immense régression. Une évidence est toutefois apparue: à force avoir été soumis à la dure loi du simulacre, les discours cosmétiques se sont en quelque sorte vengés en faisant jaillir les étincelles d’une irrépressible vérité.

Les vœux du Président de la République au «Monde de la connaissance et la culture» ont été heureusement sans commune mesure avec ceux, très agressifs et très hautains, de 2009. Il est vrai que les temps ont changés depuis cette époque pourtant proche, et qu’il faut désormais composer avec une opinion pour le moins critique, sans oublier l’année électorale qui s’annonce… Il fallait donc séduire par tous les moyens: le propos, les mots, le ton, et les attitudes discursives. Au prix d’une disjonction profonde, voire pathétique, entre le discours et la réalité; et au risque, qui n’a pas été évité, de transformer les vœux en rituel d’autosatisfaction.
Il n’est pourtant pas certain que les discours cosmétiques de ces vœux auront, même un instant, soulagé le désarroi dudit «Monde de la connaissance et la culture» fortement ébranlé par ce qui est largement vécu comme une immense régression. Une évidence est toutefois apparue: à force avoir été soumis à la dure loi du simulacre, les discours cosmétiques se sont en quelque sorte vengés en faisant jaillir les étincelles d’une irrépressible vérité.

Au-delà des mots, il est frappant de noter la difficulté que le Président éprouve à se situer vis-à-vis de son auditoire. D’un côté, il exprime son souhait de lui dire «des choses fortes», de lui «parler très franchement», et de lui adresser «le discours le moins convenu possible». D’un autre côté, ses expressions révèlent continûment que ce monde est pour lui un autre monde, presque étranger: «Le monde qui est le vôtre» — c’est-à-dire, ainsi désigné, qui n’est pas le mien.
Cette coupure transparaît dans des tournures apparemment aussi anodines que «vos institutions» qui prennent une pleine signification dès lors qu’on les met en résonnance avec des formules présidentielles aussi récurrentes que «nos entreprises», ou «nos forces armées», ou «notre police».
Ce que l’on savait depuis longtemps surgit ainsi au détour d’un mot comme une cruelle saillie de sens dans un décor qui se voudrait apaisé.

En outre, ces vœux ont débuté par une bizarrerie, sans doute elle aussi anodine, mais non moins éloquente: le Président a décidé de «parler très librement en [s]’éloignant quelque peu du magnifique discours qui [lui] a été préparé». Cela afin d’établir une proximité avec l’assistance. Mais cette louable intention pourrait bien en fait être à double tranchant, et traduire une façon de considérer la culture, l’enseignement et la recherche comme des secteurs où les approximations d’un discours parlé prêtent moins à conséquence que dans des secteurs plus stratégiques, et à tous égards plus valorisés. Plus favorisés.

Ces formes de distance, de coupure, et peut-être même de condescendance, prennent un relief particulier quand on les considère comme une version comportementale du discours proprement dit qui oscille entre déni de réalité, méconnaissance, cynisme et pure idéologie.

Alors que 16 000 postes vont être cette année supprimés dans l’éducation nationale; que le non remplacement de la moitié des fonctionnaires partant à la retraite, ajouté à la réduction drastique des budgets, font des ravages dans l’université et dans le monde de la recherche; alors que le maintien proclamé de son maigrelet budget ne permet pas au ministère de la Culture de remplir ses missions élémentaires de défendre et de promouvoir la création vivante; alors que de nombreux centres et écoles d’art sont menacés de disparaître; alors que les universités françaises sont en queue de classement au niveau international; etc.
Alors qu’en outre l’État vend les bâtiments des établissements culturels français à l’étranger au moment précis où, en pleine mondialisation, il serait stratégique de les renforcer; etc.
Alors que cette politique aberrante crée malaise et désarroi chez les personnels, alors qu’elle suscite le trouble dans le pays jusque dans les cercles les plus proches du pouvoir, et qu’elle risque d’affecter irrémédiablement le rayonnement de la culture française, le Président martèle imperturbablement cette phrase extravagante, comme venue d’outre monde: «La réponse de la France à la crise, c’est de continuer à investir dans la culture, dans la recherche, dans l’éducation, dans l’université».

Ce discours ne vise manifestement pas la vérité, ni la vraisemblance, ni la crédibilité, ni même l’assentiment d’une audience trop au fait de la situation pour être dupes. Cette inversion brutale de la réalité provient-elle d’une déconnection abyssale d’avec le «monde de la connaissance et de la culture»? ou d’un pur cynisme qui loue ce qu’il est en train de briser? Ou a-t-on affaire là à l’un des arguments cosmétiques de la prochaine campagne présidentielle durant laquelle il faudra beaucoup travestir le bilan pour faire rêver les électeurs…

Le discours parlé est parfois cruel quand il s’enlise dans la redondance; quand il s’appesantit sur des actions comme le «ciné-lycée» qui a droit à un long développement alors que pas un seul mot n’est accordé à la recherche — les chercheurs du mouvement «Sauvons la recherche» apprécieront; ou quand il s’abîme dans des considérations aussi élaborées que celle-ci: «Le patrimoine d’aujourd’hui que nous défendons, n’est rien d’autre que le spectacle vivant d’hier. Et le spectacle vivant d’aujourd’hui, n’est rien d’autre que le patrimoine qui sera le nôtre demain»…
Faut-il voir là une réflexion amusée sur la linéarité du temps et l’éternel retour nietzschéen, et sur la fatalité qui fait se cristalliser le spectacle en patrimoine? Peut-être, peut-être, on l’espère.

Mais auparavant il n’aura pas lésiné sur l’idéologie en entonnant une nouvelle fois les gros flonflons de la ritournelle libérale.
D’abord à partir de ce concept exotique d’«internet civilisé» qui n’est rien d’autre qu’internet considéré du seul et unique point de vue du «droit d’auteur» et du «droit de propriété», dans la stricte acception libérale que lui donne la loi Hadopi (dont le nom n’est pas prononcé). Hadopi enferme en effet internet dans les limites d’un cadre libéral au sens où cette loi repose sur une conception obsolète de la notion de «droit d’auteur», que précisément internet vient bousculer, redéfinir; au sens également où elle rapporte ce phénomène internet, qui est d’une ampleur civilisationnelle immense, aux seuls intérêts privés d’une catégorie d’individus — un certain type de créateurs, mais qui ne sont pas les artistes.
Tous les artistes qui, en France, créent dans l’adversité et la précarité, ne peuvent en effet qu’acquiescer à cela que «le jour où il n’y a plus de création, et le jour où on ne rémunère plus la création, on tue la création».
Mais voilà, ce n’est pas d’eux dont parle ici le Président. Les «créateurs» en question ne sont pas les artistes qui font œuvre dans l’art, mais les industries culturelles productrices de sons, d’images, de logiciels, ou d’objets textuels.
Ce sont les droits d’auteur et de propriété de celles-là seules qu’il s’agit de protéger à tout prix, en menant une offensive politique nationale en faveur d’Hadopi, et en demandant au Ministre de la Culture d’organiser un «sommet des pays du G20 sur la question des droits d’auteur».

Dans l’enseignement aussi prévaut cette façon de réduire des phénomènes sociaux globaux, d’intérêt général, à des intérêts pécuniaires particuliers. L’argumentation, désormais bien rodée, invite à «réfléchir autrement: non plus en termes de quantité, mais en termes de qualité». Autrement dit, moins d’enseignants (suppression de 16000 postes pour cette seule année), mais mieux rémunérés: «La réponse, c’est celle de la qualité de formation et la qualité de rémunération». Rémunération au mérite, ou au profit de certaines catégories de personnels — notamment, dans les lycées, des primes accordées en fonction des résultats aux proviseurs, mais pas aux équipes pédagogiques. Concurrence, division des personnels, individualisme, corporatisme, rentabilisation, etc.

Et si le diable cache dans les détails, redoutables sont ces moments où le Président se laisse publiquement aller à considérer la France comme la propriété d’une bande de copains: Marseille, c’est «chez Renaud Muselier», le député UMP; ou, évoquant la réforme sur la formation des maîtres qui a dû essuyer de vives critiques, il s’adresse ainsi au ministre de l’Éducation nationale: «Je pense, vois-tu Luc, qu’il faut que nous remettions sur le chantier certains éléments de cette formation».
Et le peuple assistant à ce spectacle de comprendre que son sort est entre les mains d’un petit groupe de gens à tu et à toi, dont il est exclu, seulement là pour subir…

André Rouillé.

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Le discours des voeux du Président au monde la Connaissance et de la Culture
(Toutes les citations sont extraites du discours)

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