ÉDITOS

La preuve par l’immigration

PAndré Rouillé

Il y a manifestement comme une plaie ouverte dans la République depuis la dernière élection présidentielle, c’est celle des sans-papiers, et plus généralement de l’immigration. Une nouvelle expression en a été donnée cette semaine même à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration où Eric Besson, le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, venu sous forte escorte policière assister à l’ouverture de la médiathèque, a été conspué et chahuté par les associations de soutien aux sans-papiers.
Éloquentes sont en elles-mêmes les relations plus que distantes que le pouvoir entretient avec cet établissement public placé sous la tutelle des ministres de la Culture, de l’Immigration, de l’Éducation nationale et de la Recherche. Ouverte depuis octobre 2007, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration n’a jamais été inaugurée

. Ni le chef de l’État, ni le Premier ministre ne s’y sont rendus, pas plus que la ministre de la Culture (Christine Albanel) et celle de la Recherche (Valérie Précresse). Seuls sont officiellement venus, lundi dernier, le ministre de l’Éducation nationale (Xavier Darcos) et celui de l’Immigration (Éric Besson), dans le but, peut-être, de transformer l’ouverture de la seule médiathèque en simili-inauguration de toute l’institution…

Quelques semaines auparavant, lors de ses «Vœux aux acteurs de la Culture», le 13 janvier dernier, le Président de la République avait tenu à ajouter «un mot sur la connaissance de notre histoire», en avouant combien il est «fasciné par l’idée que la France est riche de ses musées d’art, mais qu’il n’y a aucun grand musée d’histoire digne de ce nom». La notion de «musée d’histoire digne de ce nom» ainsi forgée par le Président, et dont chacun appréciera la pertinence, désigne en fait un type particulier de musée qui ne traite pas des «moments […] où, hélas, l’histoire a été tragique» pour la France. Cette notion semblant devoir fédérer les musées de l’histoire de la France heureuse, on comprend pourquoi la Cité nationale de l’histoire de l’immigration n’en fait pas partie, et reste hors du champ de la vision présidentielle.

La Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) occupe pourtant à la porte Dorée un magnifique bâtiment construit à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931, qui a successivement abrité le Musée des Colonies, celui de l’Outre-Mer, et celui des Arts africains et océaniens. 
L’existence même de la CNHI, dont le projet a cheminé sous la houlette de Jacques Chirac à partir de 2002, révèle les divergences d’attitudes entre la présidence Chirac et la présidence Sarkozy, c’est-à-dire les divisions profondes qui opposent la droite politique sur le passé colonial de la France autant que sur le présent de l’immigration.

Après une longue et douloureuse période de colonisation qui a profondément et durablement marqué la nation française, et inscrit une série de stéréotypes dans les esprits, la CNHI a été imaginée au début des années 1990 par des historiens et des militants avec l’ambition d’atteindre l’ensemble des Français ainsi que les immigrés, les 100 000 «nouveaux migrants» entrant (à l’époque !) chaque année en France, et toutes les personnes issues de l’immigration.
Il fallait en effet forger un outil pour achever cette phase de l’histoire de France, démonter les stéréotypes, retourner les préjugés, suspendre les stigmatisations, afin de pouvoir enfin reconnaître l’Autre dans sa dignité —  sa différence et son égalité.

En mars 2004, Jacques Toubon a ainsi reçu du gouvernement la mission de concevoir un centre de ressources avec pour vocation première de «faire évoluer les regards et les mentalités au sujet des phénomènes migratoires, aussi bien du point de vue des arrivants et de leur proche descendance que de la société d’accueil». La mission était assortie de cette précision : «C’est une certaine idée de la France et de la République qui est en jeu. C’est notamment un signe important qui sera adressé à ces générations de Français issus de l’immigration».

La future Cité nationale de l’histoire de l’immigration était ainsi clairement envisagée dans un esprit de réconciliation entre les communautés, dans une attention accordée aux «arrivants», dans une démarche d’accueil et d’intégration. Elle se voulait fidèle à «une certaine idée de la France et de la République».

C’était hier, à une époque lointaine; c’était avant l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République; c’était avant l’inversion tonitruante  de la politique française en matière d’immigration manifestée par la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale confié à Brice Hortefeux. Le nom du ministère était en lui-même programmatique: l’«Immigration» remplaçait l’«Intégration», et était associée comme une menace à l’«Identité nationale».

Soudain n’était plus à l’ordre du jour le projet porté par la CNHI de faire évoluer l’attitude des Français vis-à-vis de l’immigration, d’encourager un regard positif sur l’autre, aux antipodes des visions nauséabondes du Front national. Soudain étaient effacés le rôle positif de l’immigration et la dynamique que les croisements multiples d’identités et d’histoires avaient insufflée à la nation française.

Si désormais l’immigration d’hier est à la rigueur acceptée, parce que tarie ; celle d’aujourd’hui est honteusement dénoncée, pourchassée, réprimée. L’immigré sans-papiers est devenu l’étranger, l’intrus, l’autre absolu: le non-humain — celui auquel la loi refuse l’aide qu’elle contraint à l’inverse d’apporter à tout être humain en danger ou détresse. D’un côté, la loi condamne la «non assistance à personne en danger»; d’un autre côté, elle sanctionne les «aides» prodiguées aux sans-papiers en «séjour irrégulier».

Pour plus d’efficacité, des quotas sont fixés: 28 000 expulsions et 5 500 interpellations d’«aidants» pour 2010. Mais cette funeste efficacité répressive  ne touche pas seulement les sans-papiers — des hommes, des femmes, des enfants toujours démunis, en détresse et en danger —, elle habitue les Français à la résignation, à l’inhumanité, à l’acceptation du pire. Elle fait régner dans la population une sensation sourde de honte, de haine de soi face à sa propre impuissance à infléchir la machine répressive, de sentiment de perte de valeurs d’humanité et de solidarité qui ont été celles de la France dans ses meilleurs moments.

En décembre dernier, par exemple, trois philosophes (Yves Cusset, Sophie Foch-Rémusat, Pierre Lauret) se rendaient à Kinshasa à l’invitation de l’Agence universitaire de la Francophonie pour participer à un colloque sur «La culture du dialogue et le passage des frontières»…
Pour avoir seulement posé des questions aux policiers qui expulsaient deux Africains menottés, Pierre Lauret a été débarqué de l’avion avant le décollage, placé en garde à vue, et inculpé d’«opposition à une mesure de reconduite à la frontière» et d’«entrave à la circulation d’un aéronef». 
A leur retour, ses deux collègues ont eux aussi été placés en garde à vue, sous l’accusation d’«outrages et de menaces contre l’escorte policière».

S’il est désormais interdit aux citoyens d’interroger des policiers sur la nature de leurs actes, que devient la démocratie? L’acceptation muette ou la délation sont-elles les seules libertés dont l’on peut jouir sans risque en pareille situation ?

Telle qu’elle est pratiquée, la lutte contre l’immigration clandestine porte gravement, profondément, et sans doute durablement atteinte au socle des valeurs de la culture française. Le ministère de l’Immigration ne défend pas l’«identité nationale», il la salit et la bafoue. Il légitime et officialise dans la République des discours, des pratiques et des attitudes que la culture, précisément, nous a appris à refuser, à dénoncer, à exécrer.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.

Lire/Consulter

— Site internet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration
— Discours de M. le Président de la République, Voeux aux acteurs de la Culture. Nîmes. Mardi 13 janvier 2009
— Comité de soutien aux philosophes en garde à vue
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