ÉDITOS

La nuit blanche des utopies

PAndré Rouillé

Les milliers de visiteurs de la dernière Nuit Blanche à Paris ont vécu l’esquisse d’une utopie. Ils ne sont pas seulement venus voir des œuvres, mais leur ville transfigurée (partiellement évidemment) par les artistes. Comme pour conjurer le malaise qui rembrunit nos vies. Comme pour entrevoir des ouvertures dans un horizon bouché. Comme pour expérimenter d’autres possibles…
Le choix opéré cette année de largement privilégier l’extérieur (des œuvres situées en plein air ou visibles de dehors) a permis de mieux répondre à ces attentes, et de donner aux œuvres un déploiement urbain et social plus grand.

Au fil des six parcours proposés, les visiteurs ont, le temps d’une nuit, expérimenté ce que pourrait être une ville ouverte à la création contemporaine. Ils ont éprouvé comment l’art d’aujourd’hui peut contribuer à réenchanter la ville, par sa diversité et ses audaces, par la force esthétique et l’originalité de ses propositions, par les nouveaux comportements urbains qu’il suscite.

L’art contemporain possède cette capacité immense et rare d’introduire de l’exception dans le quotidien, de faire déraper l’ordinaire, de briser les automatismes et les habitudes, d’ouvrir de nouveaux possibles.

Comme pour échapper au prêt-à-voir qui submerge leur regard tout au long de l’année, les visiteurs de la Nuit Blanche ont arpenté la ville en quête d’exception visuelle.
Et ils n’en ont pas manqué, avec la lumière pour principal matériau: de l’illumination somptueusement rythmée et colorée du nouveau bâtiment de la Caisse des dépôts par James Turrell, en passant par la stridence visuelle du mur clignotant de Carsten Höller à la Gare de Lyon, ou par l’installation de Michel Verjux qui ponctuait les cours intérieures du Crédit municipal de formes lumineuses géométriques, ou encore par les gros ballons lumineux que Véronique Joumard a arrimés aux quatre coins du toit du Centre administratif Morland qui paraissait ainsi merveilleusement placé en lévitation dans la nuit.

Poésie visuelle, mais aussi jeu quand par exemple Felice Varini déployait une anamorphose sur les bâtiments de la place de l’Odéon, le jeu consistant à chercher, par déplacements du corps, le point de vue d’où les droites se raccorderaient. Immense plaisir pour un minuscule enjeu, satisfaction de réussir une bien dérisoire épreuve, bonheur de s’abandonner aux joies du presque rien. A l’opposé des enjeux pesants de la vie, du travail, du quotidien.

Comme par magie, les artistes ont inversé toutes les valeurs négatives ordinairement associées à la ville, au moyen de procédures d’échange, de ralentissement, de jeu et de différence, d’étonnement et de ravissement.
Transformer les citadins, ne serait-ce que pendant quelques heures, en joueurs, en contemplateurs ravis, en expérimentateurs émerveillés ou interloqués ; leur proposer des approches ludiques de la ville, leur faire goûter les joies insoupçonnées et ailleurs dévaluées du dérisoire et de l’inutile : voilà ce qu’a permis l’art contemporain pendant la Nuit Blanche.

L’époque viendra-t-elle où toutes les nuits seront blanches ? où le marasme, le doute et les sensations de déclin feront place à d’autres horizons que l’art contribue à esquisser…

André Rouillé

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Chen Zhen, The Voice of Migrators, 1995. Installation : métal, bois, tubes plastiques, vêtements, système sonore. Dimensions variables. Photo: paris-art.com. Courtesy Palais de Tokyo.

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