ÉDITOS

La mort, partout la mort

PAndré Rouillé

Sous la majestueuse verrière du Grand Palais à Paris, l’exposition «Personnes» de Christian Boltanski ouvre la seconde décennie du siècle volontairement sans chauffage, dans un froid glacial d’hiver et de mort. Le choix de Christian Boltanski pour cette nouvelle édition de Monumenta s’avère finalement avoir été le meilleur. Non seulement parce que Christian Boltanski est sans doute l’artiste français le plus célèbre, mais plus certainement parce que son œuvre pourrait bien exprimer quelque chose de l’état en profondeur de la France d’aujourd’hui.
On ne peut en effet pas considérer comme totalement fortuite l’actualité de Christian Boltanski.

Sous la majestueuse verrière du Grand Palais à Paris, l’exposition «Personnes» de Christian Boltanski ouvre la seconde décennie du siècle. Volontairement sans chauffage, dans un froid glacial d’hiver et de mort. Le choix qui a été fait de confier à Christian Boltanski cette nouvelle édition de Monumenta s’avère finalement avoir été le meilleur. Non seulement parce que Christian Boltanski est sans doute l’artiste français le plus célèbre, mais plus certainement parce que son œuvre pourrait bien exprimer quelque chose de l’état en profondeur de la France d’aujourd’hui.
On ne peut en effet pas considérer comme totalement fortuite l’actualité de Christian Boltanski. Simultanément au 13 000 m2 de son imposante exposition du Grand Palais, il présente au Mac/Val, à Vitry-sur-Seine, l’œuvre labyrinthique Après où le public est conduit à faire l’expérience de l’au-delà. En outre, il vient significativement d’être désigné par le ministère de la Culture pour représenter officiellement la France à la prochaine Biennale de Venise.

Son œuvre a la force d’une obsession: celle de la mort, de la disparition, de l’effacement du souvenir, et celle de l’impuissance humaine à conjurer cette inéluctabilité. Pour exprimer notre incapacité à défier le temps et l’oubli, Christian Boltanski met en forme, en scène, en espace, en lumière, en son, en température et en corps, l’immense échec des tombeaux, des autels, des monuments, des archives, des commémorations, et de tous les dispositifs de mémoire: leur échec à perpétuer le souvenir de chacun, de chaque «personne», dans son irréductible unicité et singularité.
Face au «tragique de la vie qui se termine toujours par la mort», les dispositifs de mémoire ne savent produire que de la mémoire abstraite, institutionnelle ou anonyme, dans laquelle les «personnes» disparaissent dans un oubli anonyme, ou dans l’évidence de leur absence.

Comme toutes les grandes œuvres, celle de Christian Boltanski dépasse de beaucoup les intentions, les utopies, ou les naïvetés qui peuvent leur servir d’argument. Ce ne sont jamais des exposés de concepts ou de théories, encore moins des démonstrations ou des manifestes, ce sont au contraire des réalités de formes et de matériaux, des blocs de sensations.
Ces blocs de sensations, qui échappent à la maîtrise du discours, ont, en art, cette capacité précieuse de résonner avec les forces du monde, d’en capter certains des battements sourds, de nous les faire éprouver par les sens et le corps. C’est d’ailleurs ainsi qu’une œuvre peut être dite contemporaine: par sa capacité à résonner avec ce monde-ci pour en capter certaines des forces souterraines.

L’actualité française de Christian Boltanski pourrait ainsi signifier que cette œuvre exprime quelque chose de fondamental et de profond de la France d’aujourd’hui. Quelque chose qui pourrait se dire ainsi que la mort, partout la mort, règne dans le pays.

Les obsessions de Christian Boltanski ne sont évidemment que métaphysiques et esthétiques. Il n’a cessé d’inventer et d’expérimenter des formes, des matériaux, des dispositifs guidé par cette seule volonté farouche et désespérée d’approcher le scandale de la mort, et de retenir dans la vie quelque chose des disparus. Ce refus de se résigner à la tragique condition humaine, et cette obstination à vouloir, par l’art, l’inverser, ont évidemment échoué dans leurs intentions.

Or, c’est dans ce qu’il nomme ce «ratage» que l’œuvre de Christian Boltanski trouve sa force esthétique, et ouvre à l’évidence sensible certaines des réalités présentes. Ses deux expositions qui nous plongent dans une atmosphère pesante et glaciale de mort, pourraient bien résonner sourdement avec une forme de tragédie, sociale celle-là, qui est en train de subrepticement se jouer en France.
Autant l’œuvre de Christian Boltanski est, par ses formes mêmes, souvent associée à la Shoah; autant, sans qu’il l’ait évidemment voulu ni même pensé, elle peut renvoyer à ces drames du monde d’aujourd’hui qui nous traversent et nous habitent.

La liste de réminiscences morbides est longue, qui va des victimes du tremblement de terre d’Haïti ou des attentats terroristes, au décès de personnages célèbres, dont les médias saturent notre quotidien.
Mais ce sont des pans plus vastes de la réalité, des phénomènes plus diffus mais non moins actifs d’aujourd’hui — des sortes de nappes de morbidité — que l’œuvre de Christian Boltanski réactive en nous.

La série terrifiante d’employés de grandes entreprises qui se suicident au travail; ou ces non moins sinistres cas de jeunes, écoliers ou non, qui s’entre-tuent; ou ces chasses au faciès auxquelles, démunis et honteux, on assiste quotidiennement; ou ces «personnes», qui n’en sont plus, contraintes de vivre en compagnie des ordures sur les trottoirs de nos villes; ou cette haine grandissante de l’altérité et de la différence; telles sont quelques unes des nappes de morbidité qui aujourd’hui imprègnent et entachent la substance de la France.
Sans compter la pitoyable et honteusement dispendieuse bouffonnerie du virus H1N1 qui aura eu cet effet de mobiliser tout le pays contre un fantôme de mort.

Une autre mort, plus lancinante et plus souterraine, est celle des grandes valeurs historiques de fraternité qui ont été l’honneur de la France et que bafoue quotidiennement une politique d’immigration qui réactualise certains des moments les plus sombres de la nation.

Et que dire de l’implacable démantèlement de l’édifice économique, social et culturel du pays. De ces mises à mort des conditions de vie, de travail, d’étude… Et de ces indécentes inégalités qui bafouent cyniquement l’une des plus belles utopies de la République.

La mort, partout la mort. La peur aussi.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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