ÉDITOS

La guerre de l’attention

PAndré Rouillé

L’émotion a été vive après la fameuse déclaration de Patrick Le Lay, qui avait presque ingénument affirmé devant un aréopage de décideurs que la fonction principale de son entreprise TF1 était de ménager aux annonceurs publicitaires des «temps de cerveaux disponibles» — ceux des téléspectateurs évidemment. Mais cet apparent cynisme, qui malmenait nos illusions sur les vertus informatives et culturelles de la  télévision, n’était en fait qu’une évidence pour un magnat des médias: aujourd’hui, l’information importe moins que la capture de l’attention des individus.

L’émotion a été vive après la fameuse déclaration de Patrick Le Lay, qui avait presque ingénument affirmé devant un aréopage de décideurs que la fonction principale de son entreprise TF1 était de ménager aux annonceurs publicitaires des «temps de cerveaux disponibles» — ceux des téléspectateurs évidemment. Mais cet apparent cynisme, qui malmenait nos illusions sur les vertus informatives et culturelles de la  télévision, n’était en fait qu’une évidence pour un magnat des médias: aujourd’hui, l’information importe moins que la capture de l’attention des individus.
Avec l’essor vertigineux des technologies numériques, avec la prolifération des réseaux et des chaînes, l’information est devenue une denrée pléthorique. Vraie ou fausse, de plus en plus sujette à caution, de qualité et d’origine incertaines, elle sature nos regards, nos oreilles et nos esprits : notre attention.

Alors que la télévision a longtemps associé l’information à l’exploit d’avoir réussi à la recueillir et la diffuser (l’émission Cinq colonnes à la une), alors que le scoop a été une grande figure du journalisme, le caractère exceptionnel de l’information a (presque) disparu : elle coule désormais à flots, étale et continue. Omniprésente.
La bataille de l’information est terminée, mais le «trop d’info a tué l’info». L’excès informationnel a débouché sur une situation singulière : une guerre de l’attention.

L’enjeu n’est plus la production de l’information, ni même sa diffusion, mais la captation de l’attention de ses destinataires potentiels. Hier les efforts étaient dirigés sur la fabrication et la transmission, aujourd’hui ils se concentrent sur la réception. Dans une situation de profusion, de baisse de sa crédibilité et de sa qualité, l’information — surtout quand elle s’est muée en publicité —  a perdu cette force symbolique qui lui permettrait d’atteindre sa cible, et de sortir de la masse de l’indifférenciation.
A la production (par les journalistes) et à la diffusion (par les entreprises de presse et de programmes), s’ajoute désormais le marketing qui crée les conditions de la recevabilité de l’information.

L’internet, les jeux vidéos, la vidéo, la télévision toujours, les téléphones mobiles évidemment, bientôt associés à la télévision et à l’internet, partout et en permanence une multitude d’opérateurs armés de canaux et d’outils sans cesse plus sophistiqués travaillent, avec l’appui d’entreprises de marketing, à capter des parts de notre attention, en vue de conquérir… des parts de marché.
La concurrence est d’autant plus rude que les prétendants sont nombreux, et que sous cette pression médiatique nos instants de «cerveaux disponibles» deviennent de plus en plus fugaces.

Les profonds bouleversements des modes et des conditions de l’attention ne sont toutefois pas imputables aux seules innovations technologiques, mais à une mondialisation croissante du capitalisme ainsi qu’à un basculement de son économie de la production vers la consommation.
Alors que la société industrielle a prospéré sur la production et l’investissement, au stade post-industriel actuel l’économie et la société reposent sur la consommation — notamment de flux, d’informations et de services —, la spéculation et le marketing. Les savoir-fabriquer sont dévalués et délocalisés, d’autres savoir-être et savoir-vivre s’esquissent et s’affirment dans un contexte nouveau de guerre de l’attention.

Les propos de Patrick Le Lay nous confirment que cette guerre de l’attention se mène sur les médias et les divers dispositifs d’écrans, au travers de toutes les sortes d’images, et avec pour stratégie d’affecter la vigilance intellectuelle. En s’en prenant directement à la raison critique, la guerre de l’attention devient une guerre contre l’intelligence avec le cerveau pour cible directe et explicite.

Pratiquement, il s’agit de bombarder à jet continu des flux massifs d’images vidées de sens ou carrément débiles qui ont pour effet de bloquer les désirs, les velléité, et la possibilité même, d’exercer cette pratique à la fois simple et exigeante de lire et d’écrire, fondement de la raison critique.
Alors que la raison critique donne sens et intelligence aux phénomènes en les enveloppant d’un tissu de mots et de concepts, les images s’accrochent et se superposent aux choses, émeuvent et séduisent, attirent et sollicitent l’attention.
Dans la guerre de l’attention, les images sont utilisées de manière à ce que la logique de la sensation, du choc et de la séduction vienne neutraliser la logique du sens.

Conjointement aux flux d’images, le ludisme généralisé et l’ergonomie des interfaces ont d’ores et déjà inscrit dans nos esprits, nos corps et nos habitudes les mécanismes devenus «naturels» du clic, du copier-coller, du zapping, du moteur de recherche, ou du switch permanent entre les plates-formes, voire de l’usage simultané de plusieurs plates-formes — le téléphone dans une oreille, un MP3 dans de l’autre, tout en rédigeant des SMS…
L’extraordinaire force cognitive de ces outils, flux et réseaux est très sciemment détournée au service de la bêtise et de la passivité, exténuée par une perte de sens planifiée et assumée par les maîtres des industries de programmes et de divertissements.

Dans la guerre de l’attention qui fait rage en ce début de siècle, l’intelligence subit donc les assauts des jeux, programmes et divertissements débiles, des ravages de l’addiction aux technologies, du repliement de la culture sur l’acte d’achat, etc. L’intelligence est surtout minée par le recul vertigineux de la raison critique à proportion du déclin de la lecture et l’écriture.
Trois clics ne campent pas un raisonnement, cinq copier-coller ne charpentent pas un texte, et une série d’explorations du web à l’aide d’un moteur de recherche ne suffit pas à étayer une problématique. Pas plus que les (souvent) médiocres débats télévisés n’exercent à penser ou à argumenter.

Une sinistre stratégie est ainsi déroulée avec détermination à partir des technologies numériques pour capter l’attention. Il s’agit de fragiliser l’intelligence en s’en prenant à la raison critique. Dans le but que, vidé et dépourvu de sa pugnacité critique, le cerveau devienne «disponible», c’est-à-dire prêt à tout accepter, même le pire.

L’une des formes contemporaines du pire est cette généralisation insidieuse du modèle de l’achat dans les relations les plus spontanées au monde et aux autres. Cette façon de tout considérer comme des marchandises accessibles dans les formes brèves, courtes, simples et parfaitement balisées de l’achat.
Ce que l’on sent disparaître dans cette captation effrénée de notre attention, ce sont en fait les richesses et les saveurs de la vie : les plaisirs des processus, des raisonnements, des discours critiques, des argumentations. Toutes ces relations qui se tissent dans la durée et les réciprocités actives et dynamiques.

André Rouillé.

Lire
— Bernard Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008.
— Bernard Stiegler et Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, 2006.

 

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