ART | EXPO

La Foule

13 Juin - 23 Août 2009
Vernissage le 12 Août 2009

Le travail de Pierre Ardouvin est plein de clins d’oeil. Mais ce n’est pas anecdotique, c’est un processus de création qui a pour but d’activer différentes zones de la mémoire collective et de les relier. Alors, les clins d’oeil se transforment en analyses ou critiques de notre environnement social, mais toujours avec humour.

Pierre Ardouvin
La Foule

Emportés par la foule qui nous traîne… et le flot sans effort nous pousse, enchaînés l’un et l’autre, et nous laisse épanouis, enivrés et heureux…

Étrange, l’insistante ritournelle des paroles d’une chanson ! Étrange, l’impression de déjà‐vu qu’une image croisée par hasard peut susciter ! Étrange, l’impression de déjà vécu que peut procurer une situation pourtant inattendue ! Des images et des situations peuvent s’avérer familières à plusieurs personnes alors qu’on les croyait toute personnelles.

Ou encore, des images et des situations absolument extérieures semblent tellement connues qu’elles pourraient appartenir à notre propre histoire… La mémoire se distribue ainsi, entre souvenir personnel et conscience collective, sur le schéma d’une structuration de l’individu articulée entre la singularité du vécu individuel et la dimension sociale d’expériences partagées.

C’est à partir de l’enracinement de la mémoire dans ce double espace que le sociologue Maurice Halbwachs a inventé la notion de mémoire collective, un peu avant 1950 : « Le rappel des souvenirs n’a rien de mystérieux. Il n’y a pas à chercher où ils sont, où ils se conservent, dans mon cerveau, ou dans quelque réduit de mon esprit où j’aurais seul accès, puisqu’ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes dont je fais partie m’offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire, à condition que je me tourne vers eux et que j’adopte au moins temporairement leurs façons de penser. […] C’est en ce sens qu’il existerait une mémoire collective et des cadres sociaux de la mémoire, et c’est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu’elle serait capable de se souvenir. »

C’est certain, Pierre Ardouvin a le goût du gag et du décalage, et ses oeuvres font de prime abord facilement sourire ou grincer des dents. Puis, qu’il s’agisse d’installations, de sculptures ou de dessins, elles dégagent rapidement un curieux sentiment de familiarité et donnent l’impression de parler de quelque chose de connu. Elles peuvent s’apparenter à des reconstitutions, fonctionner comme des embrayeurs de mémoire, comme des éveilleurs de souvenirs, tant les éléments qui les composent ont des allures d’indices, simultanément factices et pleins d’une présence difficile à qualifier. Une histoire est en cours…

Comme fréquemment dans l’art contemporain, Pierre Ardouvin substitue à un processus de symbolisation un mode de la présentation, ou de la re‐présentation, et ses oeuvres reproduisent à l’échelle un, avec des éléments du réel, des situations et des paysages à la fois fictifs et intuitivement reconnus. Elles s’approprient des espaces et détournent des objets, mais placent toujours le visiteur en terrain connu, le prenant par l’intime, l’invitant à se projeter mentalement et en confiance dans d’attrayantes scénographies. Empreintes de la fraîcheur d’un vieux dessin animé, elles sont comme une mascarade de souvenirs d’enfance filmés en super 8. Tout cela a quelque chose d’un peu désuet.

Du passé, ces oeuvres n’ont pourtant que l’air, car les éléments qui les composent sont plutôt des signes d’un quotidien bien présent, ou à peine daté. Ils sont des traces d’un vécu banal et courant, convoqué par fragments dans le hic et nunc de l’oeuvre, où il se pare artificiellement de la distance du souvenir. La familiarité éprouvée est peut‐être celle d’un passé encore proche et sensible, mais elle est avant tout celle des lieux communs de l’expérience et du vivant. Elle est intemporelle.

C’est notre propre culture collective et populaire que ces oeuvres transposent en décors et en anecdotes, qu’elles invitent à regarder comme les reliefs d’une époque récente, où ce que nous savons du monde d’aujourd’hui semblait simple et maladroit, parfois cocasse, inconsciemment. Notre vie de tous les jours, avec ses micro‐événements et ses habitudes, Pierre Ardouvin la transforme en mémoire collective. De notre modernité, en la faisant basculer dans un passé proche, il fait un théâtre ironique, et il s’en dégage un sentiment inconfortable de désillusion.

On sait que la notion de mémoire a émergé au milieu des années soixante‐dix, portée par un débat sur la relativité de la connaissance en histoire. En contrepoint à l’histoire, la mémoire collective met l’accent sur des représentations socialement partagées du passé, perçues comme des effets d’identités. Son rapide succès renvoie à un contexte marqué par de fortes mutations sociales et politiques, au renouvellement des générations, à un intérêt teinté de nostalgie pour des mondes ‐ ouvriers et paysans notamment ‐ en voie de disparition, en bref à la question du souvenir et de la transmission. La notion de mémoire collective induit la question du passage d’une multiplicité d’expériences et de souvenirs à l’unicité d’une mémoire commune.

Elle interroge, dans le même mouvement, sur la manière dont une mémoire dite collective peut agir sur les représentations individuelles. Les installations de Pierre Ardouvin ont cette force de rassemblement collectif. Elles sont des fables de la modernité, elles ont l’âge de la mémoire collective. En réponse à un monde de turbulences qui prétend avoir déjà digéré sa phase de post‐modernité, elles invitent à un commentaire sur la modernité.

Certes, l’histoire de l’art contemporain est aussi ancienne que l’art contemporain lui‐même et s’écrit au jour le jour. Mais qu’en est‐il de l’histoire de la modernité ? Pierre Ardouvin choisit de la traiter comme une mémoire collective : un espace temporel sensible et aux contours incertains, qu’il est plus aisé d’aborder avec les outils de la subjectivité ‐ le souvenir et l’image ‐ qu’avec ceux de la science, en l’occurrence l’histoire.

Pierre Ardouvin appartient à une génération d’artistes nourrie de culture rock et des utopies des années soixante et soixante‐dix. Frondeur, il construit ses oeuvres par jeux de réaction et d’interaction avec le contexte de la société actuelle. Il s’ingéniera à rapidement s’emparer d’un espace pour le transformer, à faire transpirer d’un objet un humour inattendu.

Pour son exposition à Sélestat, il a conçu une nouvelle installation intitulée La foule. Adaptée à l’espace d’exposition et produite par le Frac Alsace, elle condense les temps, les souvenirs et les références : images d’une tempête, de forêts dévastées, du passage d’un cataclysme… relents de route des vacances et de voyages en caravane… atmosphère de drame, parcours interrompu, accident et destination jamais atteinte… mais aussi clin d’oeil à Robinson Crusoé sur son île, une île dérisoire et cocasse, une chanson d’Édith Piaf en boucle, remixée électro… À l’extérieur du bâtiment, une autre oeuvre, une banderole, message personnel à l’adresse du passant, l’espace privé envahit l’espace public… clins d’oeil à Louis de Funès et à Mon Oncle, à la comédie de boulevard et aux bouleversements climatiques.

La fête est finie, la musique a cessé, danseurs et badauds s’en sont allés… L’art de Pierre Ardouvin évoque souvent les lendemains de fête, quand le présent juste achevé est encore tiède. La mécanique vient de s’arrêter, l’enchantement retombe, les musiques tournent en boucle. La nostalgie rôde. Serait‐ce celle d’une modernité porteuse d‘espoirs ?

De la modernité, les oeuvres de Pierre Ardouvin empruntent aussi la forme et les codes de représentation, en particulier celle de l’image. Elles prennent corps quand le dispositif se fige. Au‐delà de leur existence dans l’espace, elles s’apparentent à des fixés sous verre, à des clichés instantanés, à des arrêts sur image, ou encore à des vignettes de cartoon en attente d’animation. Pierre Ardouvin conçoit son oeuvre comme une véritable fabrique de l’image, une image déclinée dans tous ses états et dans toute sa panoplie. En usant de la fiction, de l’humour, en condensant le temps et en le synthétisant avec l’espace, travaillant sur la capacité d’une image à être réactivée, ce sont tour à tour la photographie, le dessin animé ou le cinéma qui sont convoqués ici. Dans son souci de transmission et de commentaire de l’héritage moderne, Pierre Ardouvin cite la culture visuelle de l’époque même de la modernité, et active les articulations entre l’image et la mémoire, entre l’image et l’émotion…

That’s all Folks !

Olivier Grasser,
Directeur du Frac Alsace.

Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par ——— sur cette exposition en cliquant sur le lien ci-dessous.

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