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La Force de l’art à la mode CPE

PAndré Rouillé

Il n’est en soi pas choquant qu’un Premier ministre en fonction prenne l’initiative d’une grande exposition dans un lieu prestigieux pour accroître la visibilité de la scène française de l’art contemporain.
Faut-il se plaindre du fait que la décision réponde à des préoccupations plus politiques et électorales qu’artistiques ? Cela reviendrait à ignorer que l’action des hommes politiques n’est jamais vraiment indépendante de leurs intérêts politiques propres…
Si l’on voulait adresser un reproche au Premier ministre, à son gouvernement et à sa majorité, ce ne serait pas celui de prendre de telles initiatives, mais de n’en avoir pas pris assez, d’avoir entraîné l’art, en particulier l’art contemporain, dans un processus continu de paupérisation.
Qu’il suffise de se souvenir comment Jean-Jacques Aillagon a enterré l’art à l’école conçu par Jack Lang (ministre de l’Éducation) et Catherine Tasca (ministre de la Culture); comment ont été drastiquement réduits les budgets des institutions artistiques publiques

; comment les écoles d’art doivent affronter des difficultés croissantes; ou comment, de l’aveu du Premier ministre lui-même, la France souffre d’un énorme déficit de visibilité sur la scène artistique internationale.

Dans ce contexte, on a toute raison de craindre que l’exposition «La Force de l’art» n’amorcera qu’un très léger infléchissement de tendance. D’autant plus que ce titre aux accents triomphalistes cache mal une tentative dérisoire de camoufler derrière les mots la précarité, et souvent le mépris, dont souffrent dans leur ensemble les artistes et l’art contemporains en France — y compris auprès de certains intellectuels…
Alors, force de l’art ? Force esthétique, peut-être, mais grande fragilité économique et sociale.

Ce ne sont pas les 2 millions d’euros que l’État va consacrer pour l’occasion à l’art contemporain qu’il faut dénoncer, mais sa politique accélérée de désengagement financier, de transfert de responsabilité en direction du secteur privé par le truchement d’un très aléatoire mécénat.
Mais, pour l’art et les artistes, le très libéral «moins d’État» ne se traduit pas significativement par un «plus de liberté».
Bien au contraire, les artistes sont désormais souvent confrontés à une totale indifférence du monde économique ou à une instrumentalisation par les services du marketing.
De l’État à l’entreprise, c’est la logique démocratique qui s’est perdue, celle dont l’État républicain est le garant, celle qui balise (malgré tout) les politiques publiques en matière d’art et de culture, mais celle à laquelle l’entreprise n’est nullement astreinte.

L’intérêt que l’exposition pouvait présenter est considérablement amoindri par les conditions de sa mise en œuvre, notamment par une incroyable précipitation. Le Premier ministre en a annoncé le principe à la Fiac le 10 octobre dernier, ses portes vont ouvrir le 9 mai prochain : pile sept mois pour remplir la nef du Grand Palais des œuvres des 170 artistes!
Qui dit mieux? Personne de sérieux, évidemment.

Cette précipitation n’est pas fortuite, c’est la méthode qui, assortie d’une absence de concertation, a prévalu pour le CPE.
On retrouve pour «La Force de l’art» cet alliage détonnant de précipitation et de déficit de concertation avec les acteurs du champ de l’art, en particulier avec les artistes. «Je ne sais rien de cette manifestation, déclare Christian Boltanski, ni quel est son concept, ni son véritable but et son réel enjeu, ni quels sont les autres artistes qui y participent» (Libération, 18 avril 2006).

Faute d’impliquer les artistes, faute d’informer largement sur le projet et ses enjeux, faute de susciter un processus de larges débats et réflexions sur l’art, on délègue le rôle de décider et d’agir, sinon de penser, à un petit groupe d’experts: les membres du «Comité de réflexion» et les «commissaires de l’exposition».
«Pour mener à bien ce projet, indique le communiqué officiel, le ministre de la Culture et de la Communication a choisi de mettre en place un Comité de réflexion qui a approuvé le principe de “cartes blanches” données à une quinzaine de personnalités incarnant une diversité de générations et de points de vues sur l’art actuel».

Il n’est pas nécessaire d’être désobligeant, de mettre en doute les compétences de tel ou tel membre du «Comité de réflexion», il suffit de constater le résultat de sa réflexion: «Le principe de “cartes blanches” données à une quinzaine de personnalités».
Or, les «cartes blanches», qui font fureur dans le monde de la culture et de l’art en France, trahissent chez ceux qui les octroient, une paresse ou une incapacité à penser — voire une volonté que l’on ne pense pas.
Dans la «carte blanche», en effet, le pouvoir discrétionnaire accordé à des individus supposés compétents vient se substituer à un possible processus collectif de réflexion, de débat, d’élaboration, de décision — et d’adhésion. La «carte blanche» est une liberté abusivement offerte à quelques uns au détriment d’une collectivité. Elle est fondamentalement antidémocratique, et contraire aux buts affichés d’amener le «public à mieux comprendre et ressentir les territoires de l’art contemporain».

Assez curieusement, alors que leur expérience douloureuse du CPE oblige aujourd’hui les membres de la majorité gouvernementale à insister sur la nécessité impérieuse d’«écouter, entendre et faire comprendre» avant d’agir, alors que tous conviennent qu’en toute matière «il n’est plus possible de passer à la hussarde» (Jean-Louis Debré, LCI, 24 avril 2006), on va découvrir au Grand Palais une exposition faite à la hussarde, sans impliquer les artistes ni le public. Une exposition de commissaires.

«Dans cette exposition d’expositions, chaque commissaire invité fait une proposition autonome», note benoîtement le commissaire Éric de Chassey avant d’ajouter : «L’exposition sera un simple constat à plusieurs voix, ouvrant sur une somme de propositions. N’est-ce pas, pour l’art aussi, ce dont nous avons particulièrement besoin en ce moment?»
«Un simple constat» ? Comme si, en la matière, un constat pouvait être simple; comme si le processus réflexif s’échouait dans une plate somme constative; comme si le commissaire avouait par avance l’irréductible écart qui sépare les ambitions et la méthode de l’exposition. On arguera évidemment du manque de temps, en oubliant que la question du temps est, en l’occurrence, une orientation politique.

Tout comme est devenue d’une extrême acuité politique cette propension des experts à décréter quels sont les «besoins» de la collectivité. Car, précisément, nous n’avons pas besoin d’une addition de quinze «propositions autonomes» d’individus occupés à découper l’art en tranches avec leurs petits outils plus ou moins aiguisés.
C’est le contraire qu’il faut inventer aujourd’hui : une compréhension globale, produite par une proximité accrue, collective, intense et dialogique du plus grand nombre (le «public») avec les œuvres.

C’est en quelque sorte la méthode qui a prévalu dans le pays au cours des dernières semaines. Dommage qu’elle ne semble pas devoir inspirer les «propositions» qui nous seront faites. Car c’est, en art aussi, cette méthode «dont nous aurions particulièrement besoin en ce moment»…

André Rouillé.

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Marylène Negro, Baleines, 2005. 12 tirages numériques pigmentaires. 33 x 44 cm chacun. Courtesy Marylène Negro et galerie Martine Aboucaya, Paris.

English translation : Rose Marie Barrientos
Traducciòn española : Maï;té Diaz Gonzales

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