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La Beauté des canons

PGérard Selbach
@12 Jan 2008

En plasticien qu’il est, Étienne Bossut transforme en polyester tout ce qu’il touche. Moulant cartouches surdimensionnées et meubles de jardin en de faux ready-mades, il brouille la frontière entre réalité et art d’imitation, entre objet original et objet détourné. Son jeu de l’emprunt et de l’empreinte donne à la copie matérielle valeur d’image mémorielle et plante le décor parodique de notre civilisation du plastique.

Dire qu’Étienne Bossut est plasticien, est une tautologie. Il transforme tout ce qu’il touche en polyester et valorise le plastique, symbole de contemporanéité et de société de consommation, en un art qui n’a plus rien de ménager. Le plastique est, au double sens du terme, le médium, c’est-à-dire à la fois l’objet, la matière même de ses travaux, et le médiateur entre le spectateur et l’original moulé, le transmetteur. Matériaux et copies moulées sont indissociables et chargés de symboles.

Dans Carpet Bombing, Étienne Bossut plante le décor d’un champ de bataille en appliquant les propositions typiques des tendances pop : imitation, éclat des couleurs, fragmentation des pièces et agrandissement. Le même moule est utilisé pour ces quelque cent cartouches multicolores, surdimensionnées, laissant son empreinte et le même défaut, la même bosse, au même endroit, ce qui distingue les douilles d’une trace parfaite du modèle.
Armé d’un pain de plastique, il semble lancer un message pacifiste par détournement de la matière et de la forme et dénoncer les marchands d’armes en faveur des marchands d’art.

Étienne Bossut s’explique longuement sur son installation : « Tapis de bombes, ici, peut être pris au sens décoratif, un tapis avec du jaune, du vert du rouge, du bleu et du noir, un aspect très ludique, les objets colorés faisant penser à des jouets (jouer à la guerre). Le tout soigneusement composé, ou calculé, comme la répartition des munitions dans cette technique épouvantable de bombardement massif, Carpet Bombing, où aucun espace n’est épargné, mettant l’adversaire « au tapis », le réduisant à l’épaisseur d’une carpette. Dans l’image du journal, on voit les nombreuses douilles, entourées d’un cercle rouge pour les repérer, preuve absolue du drame qui vient de se dérouler. Le moulage est, lui aussi, grâce à l’empreinte, la preuve d’existence : trace de l’animal ou du pneu, dans la boue du chemin, mémoire d’un masque mortuaire, etc. Comme les douilles multicolores abandonnées dans les vignes par des chasseurs indélicats, les douilles d’obus de char de Carpet Bombing

Cette citation révèle une interprétation possible de ses moulages comme « mémoire d’un masque mortuaire ». Ses cartouches en plastique sont le support physique et symbolique permettant la perpétuation du souvenir des crimes commis, et transforment ses « traces » en objets de mémoire, en dépôts patrimoniaux et en archives.
Elles sont une technique mnémonique, médiatrice entre le spectateur et l’événement historique, un process de transmission de connaissance grâce aussi à leur exposition dans une galerie, autre médium essentiel de transmission, à l’instar des musées de l’histoire. Son moulage participe à la lutte contre l’oubli en fixant dans la durée l’événement, source éphémère, symbolisé par « l’image du journal », véhiculée donc par un mass-média.

Étienne Bossut insiste également sur le fait que ses moulages sont des « images des objets », et que « l’image devient plus forte que l’objet lui-même, même si la différence est imperceptible. Et puis, le moulage fixe une date, un état, par rapport à ces objets qui, eux, continuent à évoluer, c’est-à-dire à vieillir, à s’oxyder, à se déformer et à se modifier. Ce qui me fait penser aux masques mortuaires vite réalisés avant la décomposition, une image de dernière minute ».

Étienne Bossut joue encore sur un autre registre puisqu’il cherche, comme le faisaient les adeptes de l’art pop des années cinquante ou des tenants des arts décoratifs des années soixante, à dédramatiser et à transformer la scène en soulignant son caractère décoratif et ludique.

Les tables et les chaises de jardin (Fantôme du jardin, 2005) sont à considérer avec le même double souci de sauvegarde et de manipulation des signes. Les meubles dont les originaux sont diffusés en séries, en masse, sont perçus ici en tant qu’œuvres physiques, plastiques, dont la forme et la matière nous sont familières.
Ils sont également désignés en tant qu’objets d’art par la distance qui les sépare des originaux, causée par le lieu même de monstration et par la mutation du moulage portant la signature de l’artiste (E.B. dans les Fauteuils, 1991, par exemple). Cette ambiguïté d’auteur transforme ses reproductions en créations uniques : l’unicité des sièges de jardin en polyester les intègre au domaine de l’art.

De plus, l’artiste introduit une modification de sens par la récupération et la reproduction des objets, un signe contestant ainsi la production standardisée. Que ses sujets sont choisis dans l’univers trivial des sièges en plastique ou dans celui du mobilier de design signé Charles Eames, Helmut Bätzner, Verner Panton ou Marc Newson, le design en tant que tel ne l’intéresse pas, affirme-t-il. Il prend plaisir à « faire », à fabriquer un objet existant : « Ce qui me motive résolument et me situe dans notre époque de grande production, c’est de réaliser moi-même, à la main, dans mon atelier, des objets habituellement crachés par des machines, non pas par ironie ou goût du paradoxe, mais pour en quelque sorte « participer à la fête » ». D’autant plus que cette technique offre l’avantage, comme la sérigraphie pour Andy Warhol, de pouvoir « « empreinter » un objet et le faire, quand et autant de fois que j’en ai envie ».

Le plasticien pasticheur mixe l’original et son double afin que le spectateur jette un autre regard sur ces copies moulées qui changent de message de l’orignal et nous aident à explorer nos relations aux objets.
C’est la matérialité du polyester qui l’intéresse en tant que moyen de visibilité d’un objet-signe. Ces moulages d’objets ne sont des « faux », pour Bossut, « c’est un double…, non pas cela, plutôt autre chose, mais très proche. C’est comme la différence entre l’abstraction du mot chaise et cette chose physique qu’est une chaise ». Ses duplicata modifient notre façon de voir l’objet copié : il duplique la rencontre du quotidien pour mieux nous faire parvenir à l’appropriation de l’objet banal et prendre ses distances avec lui. Cette distanciation en modifie le statut.

Le travail d’Étienne Bossut ne se réduit donc pas au moulage de l’objet, loin de là. Il ouvre les yeux du visiteur sur la banalité d’objets quotidiens qu’il investit artistiquement par ses variantes qui créent un effet plastique et deviennent sculptures. Les rééditions détournées polysémiques troublent l’expérience du spectateur, et la facture dépersonnalisée de la familiarité et de la complicité crée l’ambiguïté entre réalité et son réalisme imitatif.

(Citations extraites de Bidon, Petits dessins 1979-2003, texte de Vincent Pécoil, Genève, Mamco, 2004)

Étienne Bossut
— Carpet Bombing,2005. Installation de 150 éléments en résine polyester. Dimensions variables.
— Miroirs, 2005. 3 moulages en polyester. Diam. : 151, 121 et 100 cm.
— Fantôme du jardin, 2005. 4 moulages en polyester. Dimensions variables.

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