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Kiefer: les bunkers de la mémoire

PAndré Rouillé

Mo-nu-men-tale! L’exposition «Chute d’étoiles» d’Anselm Kiefer, qui se tient sous la majestueuse verrière du Grand Palais dans le cadre du programme Monumenta, est effectivement monumentale: par la logistique déployée pour édifier les énormes constructions réparties dans le vaste espace de la nef, par la puissance esthétique et l’évidente épaisseur des œuvres, par l’ancrage historique de la démarche, par la complexité et la densité des références et réseaux de sens mobilisés, par la force de l’engrenage herméneutique dans lequel on est inéluctablement pris devant les œuvres, par la réputation internationale de l’artiste, mais aussi par le coût de l’opération qu’il sera assurément intéressant d’examiner…

C’est monumental, volumineux, épais, pesant. Trois imposantes sculptures faites de béton, de livres de plomb, mais aussi de terre et de tournesols, côtoient sept «maisons» en forme d’énormes bunkers cubiques aux murs entièrement recouverts de très austères plaques de tôle ondulée grises.
L’intérieur de chacune de ces sept vastes maisons-bunkers consiste en un très rigoureux white cube qui accueille des tableaux, des installations et des sculptures spécialement réalisées pour l’occasion. Sortes d’œuvres dans les œuvres.
Quant aux trois sculptures placées sous la voûte du Grand Palais, l’une est une tour en béton de 17 mètres de haut à l’équilibre précaire, aux allures de mirador, de tour de Babel ou peut-être de mémorial; l’autre sculpture, qui devrait être de taille comparable à celle de la précédente, est effondrée au sol, comme une ruine; la dernière se compose de deux improbables maisons de béton superposées, elles aussi soumises à un subtil déséquilibre, traversées de très symboliques tournesols aux graines calcinées.

Les matériaux, les formes, les thèmes, les références, les dimensions, les gestes créateurs : tout fonctionne comme un énorme théâtre de la mémoire. La pesanteur des œuvres est à la mesure de la plaie immonde que la Shoah a creusée dans l’humanité et la culture, et du fardeau que s’est imposé Anselm Kiefer de saisir avec les moyens de l’art les responsabilités de la nation allemande.
La mémoire est ainsi la matière même de l’œuvre, une «mémoire sans souvenir» (Daniel Arasse) qu’il faut reconstruire, sauver de l’oubli et du refoulement. Par delà la (trop) célèbre formule d’Adorno selon laquelle «écrire un poème après Auschwitz est barbare».

On comprend dès lors pourquoi une proximité et un dialogue ont pu s’établir entre Paul Celan, poète juif qui a vécu l’extermination dans sa chaire et sa famille, et Anselm Kiefer, peintre allemand non juif, qui est né quelques mois avant la chute du nazisme puis des procès de Nuremberg.
Tous deux ont été confrontés à la Shoah, directement et frontalement pour l’un, dans ses résonances sourdes, décalées et refoulées pour l’autre.
Tous deux ont été victimes des mêmes bourreaux et les mêmes événements, assez pour qu’un dialogue s’établisse entre leurs œuvres, trop différemment pour que leurs démarches convergent.

La Shoah et la culture juive servent de matériau commun à la poésie de Celan et à la peinture de Kiefer, mais de façon opposée. Alors qu’elles sont le vécu même de Celan, elles ne sont pour Kiefer qu’une référence obsessionnelle, l’objet d’une intense interrogation et d’une fascination qui se traduisent notamment par la récurrence, dans ses toiles, de la figure des rails de la macabre rampe d’Auschwitz, et par les emprunts constants faits à la Kabbale.
Celan, qui est du côté des victimes, s’oppose ainsi à Kiefer, qui fait malgré lui partie du monde, de la nation et de la culture des bourreaux.

Cette déchirure pour Kiefer d’être à la fois totalement étranger à l’univers concentrationnaire nazi, et héritier de l’histoire et de la culture qui l’ont fécondé, le pousse à en saisir et exprimer l’horreur, par delà les thèses sur son incommunicabilité ou indicibilité.

Il n’est cependant pas certain que l’exposition du Grand Palais soit à cet égard convaincante. Pour exprimer l’immensité et la singularité de la souffrance produite par l’industrie nazie de la mort, l’intense rigueur de la poésie de Paul Celan paraît plus adaptée que ces énormes blocs recouverts de tôle ondulée édifiés pour le temps de la manifestation à grands renforts de grues et d’équipes de montage. Même si la forme massive et la matière des blocs les apparente, non sans pertinence, à des bunkers, des convertisseurs industriels, voire des crématoires.

L’exposition du Grand Palais est frappée par cette forme d’indécence à laquelle échappent rarement les tentatives de mettre en spectacle des phénomènes aussi graves que la Shoah. Le gigantisme de l’installation, l’ampleur de la com’, la multiplicité des animations, la quantité des publications consacrées à l’exposition et à son auteur, et même l’emphase des textes publiés sur le site internet de l’événement, contribuent à créer une véritable «Kieferomania» qui accentue la grandiloquence dont souffre l’œuvre d’Anselm Kiefer, jusqu’à affecter sa pertinence esthétique et signifiante.

L’œuvre de Kiefer pêche en effet par excès. Excès des dimensions des tableaux et des sculptures, excès du poids et de la diversité des matériaux, excès de l’expressivité des formes, excès de l’étendue des références, excès spectaculaire de la mise en espace.

Cette monumentalité, qui est créatrice de distance, éloigne les œuvres de leur objet, des méandres de la souffrance, de la violence sourde et lancinante des traumatismes. La barbarie nazie a créé dans le secret des corps, des cœurs et des esprits, des blessures indélébiles et toujours vives qui ne se laissent saisir que dans la délicatesse d’une approche sensible et singulière. Dans la retenue formelle également, aux antipodes de l’expressionnisme, fût-il «néo», de Kiefer.

Par l’épaisseur de la pâte picturale et par l’usage des matériaux les plus hétérogènes (plomb et tournesols ; cœur, chaises et fagots accrochés à certaines toiles ; sable et cendre, etc.), Kiefer tente manifestement de dépasser les limites de la toile et de la peinture, comme si c’était le moyen d’accéder au plus près et au plus juste d’une supposée vérité. Mais cette recherche permanente de matériaux de plus en plus improbables déroule le fil d’une épopée esthétique dont l’échec ou l’impuissance se disent dans sa récurrence.
Kiefer croit manifestement que du sens et de la vérité ne peuvent provenir en art que par addition, par accumulation, par excès. Sans apparemment songer à l’hypothèse inverse selon laquelle de nouvelles perspectives de sens ne s’ouvriront qu’en fendant les formes, épurant les syntaxes, et inversant la posture des bourreaux — en l’occurrence la théâtralité et de gigantisme dont les nazis ont amplement abusé.

A l’inverse de Claude Lanzmann, dont le célèbre film Shoah constitue un document totalement asubjectif et d’un exemplaire ascétisme formel, Kiefer dresse de très expressifs et très emphatiques monuments auxquels, autre excès, il surajoute la matière d’un très solide réseau de savoir et d’érudition.
Comme si la force de la sensation ne lui suffisait pas, Kiefer arme ses productions d’une trame dense de références kabbalistiques, historiques, cosmogoniques, littéraires, poétiques, scientifiques, etc. Au point d’entraîner les spectateurs dans la dérive, et peut-être l’impasse, d’une approche symboliste et herméneutique des œuvres.
Il prend ainsi le risque de subordonner la force intempestive de l’art à une posture interprétative des œuvres, d’enfermer le regard dans la perspective d’un savoir extra-artistique, de soumettre la sensation à l’autorité du sens.

André Rouillé.

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Anselm Kiefer, vue de l’exposition «Chute d’étoiles» au Grand Palais, Paris, 30 mai-8 juil. 2007. Courtesy Heymann-Renoult associés.

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