ART | INTERVIEW

Kendell Geers

A Albi, Kendell Geers mêle l’histoire de la ville avec l’érotisme, le sexe, la pornographie. Entre Henry Miller, Courbet, la religion catholique et le corps de l’artiste comme point de départ et guide de l’action créatrice.

Interview
Par Jackie-Ruth Meyer

Jackie-Ruth Meyer. En quoi l’histoire de la ville d’Albi a-t-elle inspiré votre projet d’exposition ?
Kendell Geers. Cela fait longtemps que les Cathares et leurs croyances m’intéressent, particulièrement leur relation avec leur corps et le physique en général. D’un côté, ils concevaient le monde, en termes gnostiques, comme étant littéralement l’enfer. Par conséquent, ils privaient leur corps et ne s’accordaient aucun plaisir sensuel ni physique. De l’autre côté, il semble qu’ils aient été également influencés par les textes gnostiques se rapportant à Marie-Madeleine et que dans les cercles supérieurs de l’ordre, ou peut-être lors de certaines occasions, le corps ait pu servir de véhicule initiatique à travers lequel l’être sexuel pouvait être utilisé comme moyen de transformation physique et spirituelle.

Qu’est-ce qui a déterminé le choix de l’érotisme comme sujet ?
La contradiction cathare de renier le corps et puis, de se servir du sexe pour initier une transformation est très proche des méthodes que j’ai employées dans ma pratique artistique. L’attraction/répulsion du tabou sexuel n’est pas très différente de la scène d’un crime ou d’un accident de voiture sur l’autoroute; si fort qu’on cherche à le nier, il s’impose à nous et d’une certaine manière, affirme notre existence en ce sens que nous sommes extérieurs au sujet. L’érotisme n’est pas tant au sujet du sexe que de l’idée de sexe, du fait qu’il est extérieur à l’acte littéral de l’accouplement et le contraire de la procréation.

Pourquoi faites-vous un hommage à Henry Miller ?
Henry Miller illustre une vision particulière du réel à travers laquelle la banalité de la vie de tous les jours devient poétique et même absurde dans sa brutalité. Je suis attiré par la « révolution du quotidien » et la micro-politique dans son état brut et non raffiné. La différence entre « baiser » et « faire l’amour » est autant une question de classe que de langage et de la façon dont les systèmes de valeur sont scellés dans les mots qu’on emploie pour s’exprimer.

La représentation érotique est constante dans l’histoire de l’art, que pensez-vous de L’Origine du monde de Courbet ?
De nos jours, il est bien sûr impossible d’être artiste et de ne pas réfléchir sur L’Origine du monde et de plus, sur son influence sur Étant donné…. Et peut-être davantage encore sur cette dernière oeuvre, vu qu’elle a été conçue dans le mensonge puisque Duchamp avait annoncé à tout le monde qu’il avait arrêté de travailler et renoncé à l’art. Courbet fut mon premier amour et probablement mon modèle le plus important car il a réussi à faire se rejoindre les mondes disparates du personnel, du politique et du sexuel. Si vous regardez attentivement, vous verrez l’influence de L’Origine du monde dans bon nombre de mes pièces.

Pourquoi représenter l’acte sexuel, qu’est-ce qui est important dans ce choix? Le partage de la jouissance? L’amour? Le rapport au corps de l’autre?
Toutes les oeuvres que je crée commencent par mon corps. Avant de me lancer dans un projet, par exemple, j’ai besoin de sentir l’espace avec mon corps, de sentir le vent, la chaleur, le froid, la texture des murs, l’humidité de l’air, comment l’espace est ouvert ou fermé. Mon corps me guide autant par sa puissance que par sa fragilité et sa vulnérabilité. Même lorsque je travaille sur des dessins, par exemple, j’utilise tout mon corps pour les réaliser plutôt que juste mes mains et je ne me sers certainement pas d’un pinceau ou d’un crayon. Je ne fais aucune distinction entre les mondes de l’art et de la vie; ainsi, le sexe, à l’instar de la politique, est simplement une autre dimension de mon corps. L’acte sexuel est par définition lié à la création, même lorsque la procréation est évitée. C’est la même chose avec l’art. Avec le sexe, il s’agit autant de vie et de don de soi que de mort et de sacrifice.

Pourquoi interpellez-vous l’icône par excellence de la religion catholique ? Comment interprétez-vous l’oeuvre de Picabia sur ce même thème ?
Le « crucifix » et la « Sainte Vierge » ont une telle valeur d’icône qu’à bien des égards, elles excluent toutes formes d’assimilation. Elles sont extrêmement kitsch et extrêmement fortes en tant qu’images car dans un sens, elles sont des images primitives. Toutes les cultures ont leurs mythes au sujet d’une vierge, d’une putain ou d’une vieille harpie et d’un agneau sacrificiel. L’image de la « Sainte Vierge » n’est pas sans ressembler à l’image pornographique dans la mesure où elle ne peut pas être re-présentée sans médiation en dehors de son contexte. Dans ce sens, elle n’est pas re-présentable. Le petit dessin de Picabia La Sainte Vierge réussit, à mon avis, à échapper au poids de la représentation sans perdre quoi que ce soit du symbolisme et des émotions propres à cette image.

Vous utilisez des images pornographiques dans certaines oeuvres; comment le travail artistique peut-il s’en différencier ?
L’image pornographique est peut-être la dernière à être récupérée au sein du système de l’art. Toutes les autres voix de dissidence et de culture populaire, du football à la mode, ont été détournées par l’art. Je suis attiré par le pornographique de la même façon que je suis attiré par les blagues politiquement incorrectes, par la violence et les jurons, parce qu’ils restent extérieurs à la conception bourgeoise de la culture.

Comment passez-vous de la pornographie à l’érotisme ?
Je dirais que c’est plutôt une question de classe sociale que quelque chose d’intrinsèque à l’image. La différence réside véritablement dans chacun de nous, dans notre capacité à concevoir et à construire nos fantasmes. Ce qui est érotisme pour une personne sera pornographie pour une autre. Si on me poussait à trouver une différence, je dirais que l’on trouve la pornographie dans un magasin près d’une gare avec XXX néons sur la façade tandis que l’on accède à l’érotisme par le biais des galeries d’art et des revues de mode prestigieuses.

Quelle est la dimension poétique de l’exposition ? Comment se traduit-elle dans les oeuvres présentées ?
Jeune artiste, je m’efforçais d’éviter toute trace de poésie dans mon travail car à mes yeux, il s’agissait d’une prétention bourgeoise. Lorsqu’il y avait poésie, celle-ci se manifestait davantage dans le processus de production que dans la vision de l’artiste. Récemment, j’ai réalisé que la poésie pénétrait de plus en plus dans mon travail mais je ne sais pas vraiment d’où elle vient. Avec le temps, certains aspects de mes méthodes de production sont devenus plus fluides et plus colorés et par conséquent, un degré de poésie est inévitable mais cela reste quelque chose dont je me méfie terriblement.

Pensez-vous que le rapport au corps sexué reste tabou aujourd’hui, en dépit de la prolifération des images pornographiques ?
Il y aura toujours un tabou même si la compréhension que l’on en a évolue avec le temps. La définition d’un tabou en dit toujours plus long sur l’époque et sur ceux qui élaborent la définition que le tabou lui-même. Je me suis rendu compte qu’il y a très peu de tabous véritablement universels. Même le tabou de l’inceste est rompu par le concept de royauté. En général, je ne réfléchis pas tellement sur les tabous car je suis beaucoup plus préoccupé par mes propres limites et transgressions.

Y-a-t-il de la violence à l’égard du spectateur dans ce travail ? Quelles sont vos intentions par rapport aux spectateurs ?
Comme je l’ai dit tout-à-l’heure, je pense que l’image la plus violente et la plus érotique qui ait jamais été produite est celle de la crucifixion catholique. J’en suis jaloux. Le moment que je m’efforce d’atteindre est celui où attraction et répulsion ne font qu’un, comme ce que l’on ressent en passant à côté d’un accident grave sur l’autoroute ou en surprenant, par la fenêtre de leur chambre, un couple en train de faire l’amour. Ma relation avec le regardeur devrait toujours être une relation active où le regardeur accepte autant que moi sa responsabilité dans sa relation à l’oeuvre d’art. Je ne force personne à entrer en relation avec l’oeuvre pas plus que je ne détermine la façon dont on devrait l’aborder mais j’estime qu’une fois qu’on a décidé de s’y engager, il faut accepter la responsabilité de cette décision.

Pourquoi utilisez-vous le son ?
J’utilise le son car il est quasiment impossible de le contenir. Il se répand tout autour comme une épidémie, contaminant tout ce qui l’entoure.

Est-ce que cette exposition est une catharsis ?
L’art ne devrait jamais être une catharsis, du moins pas pour celui qui le produit. D’un autre côté, je ne nie pas qu’il peut avoir une fonction cathartique pour le regardeur.

L’art a-t-il un pouvoir libérateur ?
Bien sûr, l’art peut changer la face du monde car c’est le dernier bastion où l’on jouit encore de la liberté de dire et de faire exactement comme on l’entend. La seule vraie censure qui existe dans l’art, c’est l’auto-censure. Je ne parle pas de l’espace individuel lui-même où les autorités peuvent encore, de temps en temps, censurer une exposition, mais plutôt de l’institution de l’art en général.

Est-ce que l’art a une responsabilité sociale, éthique, politique ?
L’artiste devrait réagir par rapport à ce qui se passe dans la société mais il ne devrait jamais avoir de responsabilité sociale. Créer, c’est aussi réagir.

Les dessins intitulés Sainte Vierge ont une grande importance dans l’ exposition, pourquoi ?
C’est vraiment la première fois que j’explore le concept et l’objet du dessin à une si grande échelle. J’utilise mon corps pour créer ces oeuvres ainsi, j’ai choisi des images et un thème chargés d’émotions profondes et ayant un fort lien avec le corps. Le processus consiste autant à détruire l’image et dans un esprit destructeur qu’à opérer de façon créative et fluide. Je suis un peu inquiet au sujet de ces oeuvres car elles sont peut-être les plus poétiques et les plus belles que j’aie jamais réalisées et cela me fait peur.

Traduit de l’anglais par Bénédicte Delay. Interview réalisée à l’occasion de l’exposition de Kendell Geers « Sexus » qui se tient aux moulins des Albigeois du 3 juillet au 31 octobre 2004.Cette exposition est organisée par le centre d’art Cimaise et Portique

 

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