ART | CRITIQUE

Kannibale

PLaurent Perbos
@20 Oct 2007

Kendell Geers investit l’espace de la galerie Yvon Lambert en déclinant de manière implicite le Cannibalisme. Moins pour symboliser et métaphoriser la violence des sociétés, que pour soutenir des propositions plastiques énigmatiques qui nous interrogent.

Une immense croix constituée de morceaux de miroirs se détache sur le mur noir qui nous fait face. Le matériau est découpé selon des formes particulières qui ne semblent pas aléatoires. Les fragments réfléchissent notre image et nous capturent au coeur de l’oeuvre. Juxtaposés les uns aux autres, ils dessinent les lettres d’une langue inconnue, étrangère peut-être? Les parois alentour se reflètent aussi et nous donne le début d’une réponse. Une succession de peintures au pochoir laissent apparaître le verbe “Fuck” de manière plus ou moins lisible.

Dans l’interview diffusée à l’entrée de la galerie, Kendell Geers explique que c’est pour lui le dernier mot qui suscite encore des réactions auprès des gens. Il l’utilise donc, non pas pour nous provoquer mais pour établir une relation entre les spectateurs et ses oeuvres. On ne peut pour autant se soustraire à la violence du terme qui se propage à la surface de ces multiples supports.
Kendell Geers, l’associe à des reproductions en noir et blanc de tableaux d’autres artistes, Nu bleu de Matisse, Le Cri et La Madone de Munch, à des images érotiques, à des icônes révolutionnaire, le Che, ou bien encore plus triviales, le lapin de Play Boy.

Tronquée, agrandie jusqu’à en perdre de vue le sens premier, inscrite dans une phrase ou cadrée en pleine page, l’injure prend une toute autre dimension. Son rôle est de souligner “l’attaque” opérée par l’artiste contre la cruauté et l’agressivité de notre environnement.

Sexe, culture, politique et religion sont ici traités de la même manière. Ces images sont semblables à des coups de poings, tant dans leur simplicité plastique que dans la violence de leur contenu. Des éclaboussures noires jaillissent des crânes de certains protagonistes. La nudité blanchâtre des corps de femmes laissés en réserve sur le papier devient vulgaire et dérangeante.

Pour lui, «l’attraction/répulsion du tabou sexuel n’est pas très différente de la scène d’un crime ou d’un accident de voiture sur l’autoroute; si fort qu’on cherche à le nier, il s’impose à nous et d’une certaine manière, affirme notre existence en ce sens que nous sommes extérieurs au sujet». Ici les orbites vides d’un personnage nous renvoie l’image brutale de la mort. Là, un policier armé d’une matraque est prêt à nous affliger un coup pour un outrage que nous n’avons pas commis. Toutes ces réalisations nous targuent de réagir. Fuite, résistance, peur ou fascination, les sentiments se mêlent pour n’en former plus qu’un.

Deux crânes d’animaux sont présentés dans la même pièce. Peints en noir, les deux éléments sont recouverts du même mot (“Fuck”) répété indéfiniment sans qu’on puisse l’identifier tout de suite.
La première tête, peut-être celle d’un éléphant de mer, est accrochée au mur comme un trophée. L’autre, celle d’un hippopotame est posée à même le sol. Les dents, sont restées intactes, majestueuses.
Un sentiment de puissance se dégage de ces squelettes malgré leur vulnérabilité mortuaire. Véritable pièce de muséum d’histoire naturelle, ces ossements semblent appartenir à une autre culture.

Le cannibalisme prend ici un sens fort. Pour Kendeel Geers, il est synonyme de domination (en particulier de colonialisme), d’excès de pouvoir et d’appropriation sauvage de ce qui nous est étranger. Il s’inspire du Manifeste du poète brésilien Oswald de Andrade pour qui «seul le cannibalisme nous unit. Socialement, Économiquement, Philosophiquement. C’est une puissante métaphore de l’incorporation culturelle des valeurs de ce qui ne m’appartient pas, ainsi qu’une vision radicale de violences extrêmes».
Ces restes d’animaux sont là pour nous rappeler une de nos facultés humaines, faire nôtre tout ce qui nous entoure. La réplique de La Victoire de Samothrace, qui trône non loin de là reprend le même discours. La sculpture originale a déjà subit un préjudice. Extraite de son pays, de son contexte, elle orne une salle du Louvre depuis 1884. La copie utilisée par Kendeel Geers est un écho, une mise en abîme de cet acte de »pillage culturel”.

Autres supports, même thème. La grande verrière accueille des tours en fils de fer “rasoir”, symboles de “l’Architecture cannibale”. Le matériau, identique à celui qui est utilisé en Irak ou dans la baie de Guantanamo porte en lui toute la contradiction d’une protection poussée à l’extrême. Fabriqué en Afrique du Sud, pays d’origine de Kendeel Geers, ce système de défense est le plus mortel qui soit. Ces excroissances coupantes en forme de losange forme un piège dont il est impossible de s’extraire.

La peur de l’intrusion a pris des dimensions démesurées dans le pays et aucune maison n’échappe au déploiement linéaire de ces fils enroulés au sommet des murs. La frayeur, la crainte de l’autre s’est immiscée dans l’intimité de la population. Le quotidien a ingéré la menace d’une probable attaque comme un élément naturel et incontournable. La beauté esthétique de ces colonnes métalliques nous fascine et nous repousse à la fois. Les parties tranchantes et luisantes des lames entortillées dans l’ensemble ne peuvent pas nous laisser indifférents. Oppression, répression, dictature et abus de pouvoir se mêlent à la plastique de ces rouleaux argentés.

Même discours, même ambiguïté pour le visiteur. Comme dans la pièce précédente, une étoile se dessine sur un des murs de la pièce. On ne perçoit pas au premier abord les éléments qui la déterminent. Puis vient le tour de l’identification des objets qui rythment ses contours. Des tonfas, moyens de défense mais aussi d’agression incontrôlée, hérissent les branches de cet astre mystérieux. Si on oublie ces matraques noires au profit du signe qu’elles constituent, on est vite rattrapé par son contenu chargé de sens.

Une dernière fois, Kendeel Geers nous confronte à une contemplation équivoque et suscite une introspection. Les lueurs des deux oeuvres lumineuses installées sur les murs adjacents inondent le sol et les objets alentour. Deux phrases nous prennent à parti et nous questionnent. What do you believein?, spirale de néon bleu, se détache du mur. En face, SacredScared, cercle incandescent rouge, tourne en boucle. L’artiste nous interroge et établit un nouveau contact entre nous et le monde selon le même leitmotive.
Il le déclarait déjà en 2004 dans une interview: «Ma relation avec le regardeur devrait toujours être une relation active où le regardeur accepte autant que moi sa responsabilité dans sa relation à l’oeuvre d’art. Je ne force personne à entrer en relation avec l’oeuvre pas plus que je ne détermine la façon dont on devrait l’aborder mais j’estime qu’une fois qu’on a décidé de s’y engager, il faut accepter la responsabilité de cette décision».

Kendall Geers
Manifest (What Do You Believe In ?), 2007. Néon bleu. 300 x 270 cm.
H.E.X., 2007. 60 bâtons de police. 275 x 275 cm.
Numb Skull, 2007. Néon. 247 x 190 cm.
Cadavre exquis, 2007. Peinture pulvérisée sur la Victoire de Samothrace. Hauteur 320 cm.
Typhonic Beast 2, 2007. Peinture pulvérisée sur le crâne d’un morse. 100 x 60 x 50 cm.

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