ART | INTERVIEW

Jeanne Susplugas et Alain Declercq: Je hais les couples

PBettie Nin
@21 Fév 2012

Les couples d’artistes sont fascinants. Monstres à deux têtes ou simples collaborations, l’exposition «Je hais les couples» accorde une place toute particulière aux œuvres issues d’une création à deux. Les commissaires de l’exposition Jeanne Susplugas et Alain Declercq, eux-mêmes couple d’artistes, parlent de ce projet original installé au W Jamoisart Space, Loft Cmjn, du 20 janvier au 25 février 2012.

Bettie Nin. Jeanne Susplugas, Alain Declercq, vous proposez au Loft Cmjn l’exposition «Je hais les couples», laquelle s’appuie sur un concept assez original. Pouvez-vous nous en parler? D’où est venue cette envie?
Jeanne Susplugas, Alain Declercq. D’abord du fait que nous sommes artistes et en couple, et que nous avons tout de suite eu l’envie de travailler ensemble. Même si de l’extérieur nos univers peuvent paraitre assez éloignés, il y a en fait beaucoup de connexions. Nous avons alors cherché par quel biais nous pourrions rentrer dans une forme de collaboration. Puis nous avons rencontré Wilfried Jamois qui travaillait avec une dizaine d’artistes dont quatre étaient en couple. Certains flirtaient avec l’idée de travailler ensemble, ou faisaient des expositions à deux sans cosigner, mais aucun n’avait une vraie production de couple. En tout cas, c’est en dialoguant avec lui que les choses se sont mises en place.

Wilfried Jamois. J’ai rencontré Axel Pahlavi et Florence Obrecht il y a un peu plus d’un an à Berlin. Eux-mêmes avaient crée le collectif «4 union states» avec un autre couple d’artistes. Ils travaillaient alors tous les quatre sur des œuvres collectives. Je me suis dis après cette rencontre que ma première exposition serait sur les couples. Et puis j’en ai parlé à Jeanne Susplugas et Alain Declercq qui ont été tout de suite enthousiastes.

Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Au début, nous nous sommes demandés si une exposition sur les duos, les groupes d’artistes ne serait pas préférable. Mais non! C’étaient les couples qui nous intéressaient, des artistes amoureux vivant ensemble.

«Je hais les couples» est un titre intriguant et paradoxal…
Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Intriguant mais sans réel paradoxe. L’amour et la haine peuvent être assez proches. Il y a cette vision fantasmée du couple alors qu’en fait c’est une relation complexe, voire impossible. Ce titre est aussi celui d’une chanson dont les paroles sont intéressantes car elles renvoient à une insatisfaction permanente: que l’on soit célibataire ou en couple, l’herbe paraît toujours plus verte ailleurs. Pourquoi est-ce toujours le couple «parfait» qui se sépare? Toujours est-il que nous avons eu des retours immédiats sur ce titre. Il y a même eu des réactions assez fortes.

Le Loft Cmjn est un lieu intimiste et domestique, est-ce un choix?
Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Ce n’est pas un vrai choix. Le propriétaire Laurent Abitbol l’a proposé à Wilfried Jamois et ce lieu collait parfaitement. Ici on est dans un cocon, comme dans l’appartement d’un couple, avec cette grande cuisine et cette table pour plus de 20 convives. Un lieu en connexion avec la thématique.

Il y a 17 couples représentés, comment les avez-vous choisis?
Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, peu de gens connaissaient notre production. A l’époque, Maurin et La Spesa s’occupaient d’un lieu d’exposition à Nîmes (le Ppcm), ils ont été les premiers à vouloir nous exposer. Le film que nous avions fait alors a été le point de départ d’une série de photos et de sculptures que nous avons mis en place dans l’exposition. On peut donc dire qu’ils ont impulsé le développement de cette production commune. C’était une sorte de révélation et d’encouragement, que nous poursuivons ici en invitant nous-même ces artistes.

Certains couples ici sont de véritables artistes bicéphales, fusionnels tandis que d’autres ont une vision proche mais légèrement décalée. D’autres encore proposent un travail personnel très distinct. Quels sont les différents dispositifs de créations que vous avez pu observer chez les couples d’artistes?

Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Il y a, si on peut définir les choses ainsi, trois «groupes» d’artistes. Ceux qui ont toujours travaillé ensemble comme Maurin et La Spesa qui se sont rencontrés aux beaux-arts, comme les Hehe, Sandra Aubry et Sébastien Bourg, Géraldine Py et Roberto Verde, ou encore aujourd’hui les Orta. Ensuite, il y a les artistes qui ont chacun leur univers et qui se rencontrent ponctuellement comme Virginie Barré et Bruno Peinado, Jason Karaïndros et Jakob Gautel, Gaël Davrinche et Sarah Jérôme, Emilie Benoist et Julien Sirjacq (même s’ils avaient déjà réalisaient des installations ensemble, signant chacun sa partie), ou nous deux. Enfin, nous avons été étonnés que ceux qui ont fait une pièce spécialement pour l’exposition l’aient faite sur le couple alors qu’il n’y avait pas de sous-thématique «couple». Par exemple, Mrzyk et Moriceau ont réalisé un accouplement des 2 M. Florence Obrecht et Axel Pahlavi ont quant à eux travaillé sur la famille.

Dans ces œuvres un dialogue s’articule au détriment du traditionnel monologue de l’artiste. Qu’apporte selon-vous la co-création, la création dans la relation à un autre?
Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Un artiste est souvent très seul, à l’exception des quelques rapports qu’il entretient avec ses fournisseurs, ses galeristes etc. Dans la configuration du couple, la dynamique de travail est différente. Cette création à deux a des avantages et des inconvénients. Par exemple, il ne faut pas être trop susceptible et apprendre à mettre son ego de coté. Ce qui est formidable, par contre, c’est le partage des idées. La distance créée permet souvent de mieux parler de ce travail commun que de ses propres pièces. La complexité vient du fait qu’il y en a toujours un qui est mieux organisé que l’autre, un meilleur en technique, etc. Il est préférable que les rôles se distribuent facilement tout en ayant une entente quasi parfaite dans les idées. La création en couple permet souvent de gagner du temps sur la réalisation si l’on arrive à s’arranger sur un emploi du temps commun. Quoi qu’il en soit, rien n’est jamais évident.

On connaît des couples d’artistes plasticiens célèbres. Depuis la fin du XIXème siècle, il y a eu Camille Claudel et Auguste Rodin, Frida Khalo et Diego Rivera, Christo et Jeanne-Claude, Gilbert et George, Pierre et Gilles, et maintenant les artistes de cette exposition. Avec l’émancipation de la femme avez-vous remarqué que cette pratique était de plus en plus représentée et qu’elle avait évoluée?
Jeanne Susplugas, Alain Declercq. Elle a beaucoup évolué. Les Poirier ou les Lalanne, par exemple, avaient décidé de travailler ensemble pour différentes raisons. L’une d’entre elles était que cela donnerait un statut d’artiste à la femme. Le couple permettait à la femme d’exister mais malheureusement toujours en tant que «femme de…», ou pire «secrétaire de leur mari jouant l’artiste». Il n’y avait eu alors qu’une poignée de femmes connues en art, des femmes vraiment exceptionnelles. Aujourd’hui ce n’est plus du tout la même chose. Même si tout reste toujours plus difficile pour les femmes, aucune ne se dira: «Je vais travailler avec mon mari parce que ce sera plus facile.» Travailler en couple est maintenant un vrai choix.

En tant que commissaires d’exposition, est-ce votre première expérience?

Jeanne Susplugas, Alain Declercq. C’est effectivement notre première expérience même si nous nous aidons mutuellement sur les expositions de l’un ou de l’autre. Il n’y a pas pour nous de différences entre travailler sur son exposition ou travailler sur un commissariat. Nous voyons des expositions, nous réfléchissons et faisons des liens. Quand nous installons la pièce d’un autre, nous le faisons exactement comme s’il s’agissait de la nôtre. Ensemble nous travaillons très vite car nous avons les mêmes envies et sommes également gênés par les mêmes choses. D’ailleurs, si le choix des artistes s’est fait très naturellement, c’est que nous aimions les mêmes artistes, ou qu’ils correspondaient à l’idée que nous avions du projet. Donc, si cette exposition est notre premier commissariat commun, nous avons chacun fait ce travail de choix et d’organisation à de multiples reprises.

Et ensuite, quel sera l’avenir de «Je hais les couples»?

Jeanne Susplugas, Alain Declercq. L’exposition s’est montée très vite, nous ne pensions donc pas avoir de si bons retours, mais visiblement le thème est dans l’air du temps. Il y a de plus en plus de couples, de duos, de collectifs qui se forment. Dans l’avenir, si l’exposition pouvait voyager ce serait parfait. Nous avons quelques pistes et surtout l’envie d’ajouter de nouveaux artistes, de multiplier les rencontres, et pourquoi pas d’impulser encore de nouvelles collaborations.

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