ART | CRITIQUE

Jason Dodge

PIsabelle Soubaigné
@30 Juin 2007

La première exposition personnelle de Jason Dodge à la galerie Yvon Lambert nous fait éprouver combien le moment disparu n’aura plus jamais lieu d’être, combien la marque immatérielle qu’il a laissée appartient à une histoire qui n’est pas la nôtre…

On entre dans un univers blanc, dénudé et muet. Peu de choses semblent présentées ici. Seul le mur de droite nous offre une composition de six supports rectangulaires, brillants, rose-chair.

Into Black est un ensemble de feuilles de papier photographique non développé. Exposé pour la première fois au lever du soleil, le jour de l’équinoxe du 21 mars 2007, ils sont la trace d’un événement programmé.
Jason Dodge a demandé à des personnes, résidant chacune sur l’un des six continents, d’intervenir dans la création de son œuvre. Rassemblant ici l’idée que le soleil est identique pour tout le monde, il convoque pourtant des espaces-temps différents et éloignés les uns des autres de plusieurs milliers de kilomètres.
Les rayons lumineux qui ont imprimé la surface sensible n’ont pas laissé derrière eux les mêmes teintes. L’aspect formel de l’œuvre dépend du respect des indications que l’artiste a données aux exécutants sollicités.

«Les collaborateurs» travaillent ensemble et élaborent un seul et même projet, mais ils ont tous leurs propres origines, leurs vécus individuels et leur manière d’interpréter les choses.

On imagine toutes ces personnes réunies au même instant pour amorcer un processus créatif similaire, qui finit par échapper inexorablement à son auteur. Jason Dodge cherche à développer notre imaginaire en nous confrontant aux résultats d’actions auxquelles nous n’avons pas assisté.

De son côté, Ringing Through Chimneys n’est qu’un objet suspendu. Cette cloche sans voix, autrefois attachée à la brosse du ramoneur Jörg Häuseler, s’incline vers le sol, immobile. Le son qu’elle a propagé, lors du nettoyage de printemps des cheminées d’un quartier de Berlin, ne nous parvient que de manière sublimée.

De la même manière, The Viola Duos Of Belà Bartók ne nous offre que le souvenir d’un instant musical éphémère. L’interprétation des duos de Bartók par Lucas Aisemberg et Manon Gerhardt s’est faite en l’absence de tout public et seul le nouveau jeu de cordes utilisé et enlevé après la performance est accroché au mur de la galerie. Il n’aura jamais d’autre utilité et reste exposé là comme seul témoignage de cette action. Le moment disparu n’aura plus jamais lieu d’être. Il a laissé une marque immatérielle dans une histoire qui n’est pas la nôtre, mais que nous pouvons nous approprier après coup. La conjonction d’une rencontre, d’un temps donné et d’un espace déterminé sont soumis à de multiples fluctuations. Nous réécrivons à notre guise les étapes d’un récit suggéré.
L’œuvre échappe à l’artiste tout comme elle nous dépasse et c’est pour cela que Jason Dodge déclare: «Il faut de l’espace pour la multiplicité des points de vue. Je crois que le fait de regarder une chose constitue un acte créatif en soi. Il y a plein de lieux dans le monde où le sens est prescrit; mon travail n’est pas de ces lieux».

Le simple fait de déambuler et de s’arrêter devant les productions de Jason Dodge ferait-il de nous des créateurs? Notre regard devient constitutif du processus d’élaboration ou de mise en forme d’une plastique dont le sens n’est pas déterminé par avance puisqu’il se joue et se rejoue sans cesse.

Jason Dodge
— Into Black, 2007. Undeveloped photo paper. Dimensions variables.
— Minutes And Hours Pointing North, 2007. Aiguille d’horloge. Dimension variable.
— Rubies Inside Of An Owl, 2007. Chouette. Boîte. Dimensions variables.
— Poison Hemlock Beneath A Wall And In Two Rooms, 2007. Capsule dorée. Mur. Dimensions variables.
— Edith H. Ilmanen, 2007. Matériaux divers. Dimensions variables.
— Ringing Through Chimneys, 2007. Cloche. Fil. Dimensions variables.
— The Viola Of Bela Bartok, 2007. Cordes. Dimensions variables.
— Above The Weather, 2007. Matériaux divers. Dimensions variables.
— The Letter L The Letter M The Letter N, 2007. Marque d’une porte sur un mur.

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