ART | CRITIQUE

Jason Dodge

PCéline Piettre
@26 Avr 2010

Loin du seul plaisir scopique, du spectaculaire, du culte de l’image, l’œuvre de Jason Dodge se donne à voir progressivement, à force de persévérance et d’attention. En récompense, pour les plus patients d’entre nous, un subtil mélange entre rigueur conceptuelle et sensibilité.

La proximité des œuvres de Shinique Smith, leur débauche de coloris et de textures, la tendance invasive de ses sculptures textiles, renforcent encore le dépouillement caractéristique du travail de Jason Dodge, exposé dans la pièce voisine. Après l’exubérance visuelle de l’artiste américaine, l’espace frappe par son dénuement, résonne d’une absence contenue dans les objets mêmes − traces, signes et indices d’une réalité passée ou future mais toujours insaisissable dans le moment présent.

Ainsi les oreillers de The Doctors are Sleeping, disposés au sol, ne gardent que l’empreinte — donc le souvenir — du visage des dormeurs, suivant une attitude poétique qui consiste à évoquer plus qu’à montrer. Les noms des médecins ainsi portraiturés en creux, Axel et Annette Jung, font songer aux outils et aux théories psychiatriques, cures de sommeil et divans d’analyse?

Cynique?
L’œuvre est surtout un horizon de sens, fluctuant au gré du regardeur et du contexte de présentation, un horizon illimité de possibles. Et peut tout aussi bien prendre une couleur fantastique et/ou théorique.

Souvent les objets de Jason Dodge, puisés dans le registre de l’ordinaire, restent des énigmes. Note épinglée au mur, duo de corbeilles inachevées, chauffe-eau isolé de son réseau de distribution tout comme les deux aquariums qui en supportent le poids, ils masquent dans leur genèse une histoire, un affect, une présence difficile à déterminer.
Le processus, seul, nous permet de saisir au vol la singularité de l’objet, comme pour ces paniers tressés… par un aveugle (!), Ernst Hopf, à la force et à l’appréciation du toucher… Économe, épris de métaphore, Jason Dodge semble préférer l’expérience au voir.

S’il interroge le statut de l’objet contemporain et sa relation à l’homme, le substrat philosophique et émotionnel inscrit dans toute matérialité, Jason Dodge crée également des fictions formelles, aussi absurdes et inutiles que poétiques.
Dans un coin de la salle, discrète, une lampe en éclaire une autre, tandis que deux câbles électriques courent sur les murs en encerclant l’exposition d’une charge invisible mais légèrement bourdonnante. Il va même jusqu’à imposer le silence à des flûtes à bec, bouchées par du poison, non seulement muettes mais périlleuses car pouvant ôter la vie de celui qui se risque à y souffler… Ce qui confère une étrange morbidité à la musique (et à l’art).

Cet intérêt pour le sens caché des choses, cette sensibilité formelle travaillée par l’absence, rejoignent le travail de Félix Gonzales Torres. Comme chez lui, la nature minimale et conceptuelle de l’œuvre n’exclue pas l’émotion ressentie à sa rencontre.
Jason Dodge propose un territoire en apparence aride, mais qui contient en germe une fécondité sémantique et affective qui ne saurait être négligée par un passage trop rapide dans l’espace d’exposition. Restez, écoutez le silence, vous finirez par entendre le bruit de la mer.

Liste des Å“uvres
— Jason Dodge, Evaporation and heater: Parts are movable Or un mov(ed)able, 2010. Installation.
— Jason dodge, The doctors are sleeping, Dr. med. Jürgen W. Bauer, Dr. med. Axel Jung and, Dr. med. Annette Jung are sleeping, Dr. med. Friederich Schmidt-Bleek is sleeping, 2010. Down pillows. Dimensions variables.
— Jason Dodge, Ingredients: Parts are movable Or un mov(ed)able, 2010. Papier.
— Jason Dodge, The light carrier, 2010. Installation
— Jason dodge, …the flutes are filled with poison…, 2010. Blockflutes, comium maculatum, silver.

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