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Janaina Tschäpe

PHélène Sirven
@12 Jan 2008

Les formes plastiques et poétiques de Janaina Tschäpe mettent en évidence une interrogation fine sur le féminin, le mythe, dans la réalité de notre temps

L’étrangeté et la beauté des images du monde particulier de Janaina Tschäpe saisissent avec une implacable lenteur celui ou celle qui regarde longtemps les deux vidéos et les quatre grandes photographies présentées dans l’espace de la galerie. L’hybridité onirique des expositions précédentes de cette jeune artiste laisse place ici à des plissements tout aussi voluptueux qu’inquiétants. La volupté et la solitude l’emportant quand même sur le malaise qui pourrait résulter des glissements successifs des corps, des étoffes ou des objets.
Les espaces qui contiennent les actions auxquelles nous assistons sont ceux de l’atelier new yorkais. Dans la cour intérieure de ce lieu marqué par le temps, un lit photographié en plongée porte le corps d’Euni enveloppé d’un onctueux drapé mouillé blanc (Dreamsequence IV). L’image voisine présente le lit plus frontalement et il en « coule » deux rondeurs claires, énormes, en forme de testicules au bord de l’éclatement (Exercise I). La même jeune fille apparaît dans un grand diptyque (Euni VI) où son visage et ses longs cheveux noirs sont langoureusement enserrés dans les membres multiples, gonflés, d’une immense forme tentaculaire. Cette pieuvre bizarre tient de l’animal mythique (les serpents sortis de la mer qui étouffent le prêtre troyen Laocoon et ses enfants) ou de la créature de science-fiction (sorte d’Alien apprivoisé et caressant), ou enfin d’un monstrueux ballon segmenté et ludique.

La vidéo (Dreamsequence III), qui déroule en boucle sur un tout petit écran la plongée et les surgissements d’Euni au sein de cette chose mobile et frémissante, affirme la présence du blanc, du lisse, de l’opacité lumineuse de l’étoffe ou du latex, de la peau, rompus par les gris du sol ou du mur (autre peau), le noir du métal ou de la chevelure déployée d’Euni. La sculpture, à la fois molle et tendue, joue étroitement avec ce corps féminin une sorte de ballet allusif : nous sommes toujours au bord de quelque chose d’indéterminé, d’imprévisible, à la limite du danger. Et l’histoire qui court mystérieusement au creux de ces moments offerts au regard ne nous est pas révélée. La précision technique du Cibachrome préserve aussi le secret d’un univers intime, peut-être exotique, sans doute lové dans les replis anciens de la mémoire individuelle et collective.

Cette nouvelle série de rêves est marquée par l’absence de l’artiste. Jusqu’ici elle a été le modèle et l’instrument (pour ne pas dire le champ opératoire) de ses métamorphoses. En 2000, dans He Drowned in Her Eyes as She Called Him to Follow (Il s’est noyé dans ses yeux tandis qu’elle l’invitait à le suivre), Janaina devint une sirène, puis elle fut une sensuelle figure ailée qui assista à la naissance de son nouveau corps : « Croyez-vous que les choses qui se passent en moi sont encore humaines ? », demande-t-elle dans un texte délicat et assez violent, adressé au « cher docteur Strauss ». On pourrait penser à ce que Max Ernst créa en d’autres temps dans les extraordinaires collages d’Une Semaine de bonté (1934) : des êtres hybrides, féminins, masculins, hantaient aussi les lits tourmentés de chambres aux sols liquides et incertains.

L’eau, la lumière, la fluidité s’immiscent ou s’étendent dans ces représentations et peuvent faire naître des images latentes qui habiteront le spectateur. Le hasard oriente parfois différemment le cours des choses : ainsi, dans la grande vidéo (Dreamsequence I et II) qui fait face à Dreamsequence III, l’une des séquences oniriques montre la rupture inattendue du lit, sous l’action de l’énorme poche liquide qui finit sa trajectoire, soudain accélérée, dans un éclatement définitif. L’autre séquence offre encore une version différente de la rupture et du jaillissement. Cette fois-ci la forme reste sur son socle de draps blancs avant d’éclater et de se répandre en chutes d’eau silencieuses.

Éloge de la modification ? Autres sculptures, mi-organiques, mi-artificielles ? Près et loin de l’œuvre d’un Wurm (jeux d’équilibre), les formes plastiques et poétiques de Janaina Tschäpe participent d’un engagement qui met en évidence une interrogation fine sur le féminin, le mythe, dans la réalité de notre temps. Les voyages réels et intérieurs de cette artiste semblent favoriser, établir en effet des passages entre les imaginaires enfouis d’une civilisation à l’autre, de part et d’autre de l’Atlantique. Et le matériau (du latex au corps lui-même) permet de puiser avec souplesse et détermination dans le flot varié des documents et des situations.
Cette série d’images, traces, sculptures, fictions, exposées dans la galerie témoigne là d’une sorte d’effacement de l’artiste qui laisse néanmoins opérer sa subtile séduction et ses avertissements cachés : les plis et les corps pourraient évoquer les sinuosités raffinées des estampes japonaises, mais l’environnement est ici très cru, rugueux parfois, rude. Car le mur, les formes du lit elles aussi, contrastent avec la blancheur lumineuse du drap et avec la douceur de la peau ; comme pour rappeler peut-être que les rêves de l’artistes s’ancrent aussi dans la réalité du monde. Un monde dur, celui des favella et des ruines de l’Occident. Alors la destination érotique des images de Janaina Tschäpe recouvrirait une autre gravité.

Janaina Tschäpe :
Photographies
— Dreamsequence IV, 2002. Cibachrome. 158 x 108 cm.
— Exercise I, 2002. Cibachrome. 158 x 108 cm.
— Euni VI, 2002. Diptyque. 2 tirages Cibachrome de 148 x 106 cm.

Vidéos
— Dreamsequence I & II, 2002. DVD, couleur, muet, montage en boucle.
— Dreamsequence III, 2002. DVD, couleur, muet, montage en boucle.

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