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iPad, ou l’époque des bio-images

PAndré Rouillé

La troisième version de la célèbre tablette numérique iPad vient d’être dévoilée à l’avidité de la communauté informatique mondiale. Les deux précédentes versions ont connu un succès fulgurant qui confirme que l’iPad n’est ni un simple outil pratique, ni un gadget, ni un frivole objet de distinction, mais un appareil qui fait rupture. Il ouvre une époque nouvelle, celle des bio-images qui circulent et traversent nos corps sous la forme ininterrompue de véritables flux corporels.

La «troisième génération» de la célèbre tablette numérique iPad vient d’être dévoilée à l’avidité de la communauté informatique mondiale au cours d’une cérémonie désormais rituelle orchestrée par Apple depuis San Francisco. En deux ans les deux précédentes versions se sont vendues à 15 millions d’exemplaires dans le monde et ont donné naissance à de nouveaux usages et pratiques que les performances et fonctionnalités de la nouvelle version devraient renforcer et étendre encore. Cette ascension fulgurante confirme que l’iPad n’est ni un simple outil, ni un gadget, ni un frivole objet de distinction, mais un appareil qui fait rupture, qui ouvre une époque.

L’iPad fait époque en franchissant une étape décisive dans la recherche de mobilité amorcée par les ordinateurs portables qui, avec une légèreté et une puissance continuellement accrues, et conjuguées à l’essor des réseaux wifi, ont brisé la contrainte que l’usage des ordinateurs faisait peser sur les corps en les astreignant à rester accrochés à un bureau. Une nouvelle époque a ainsi pris forme en phase avec les mouvements du monde, les modes de travail, de circulation, de communication et d’information en vigueur dans les sociétés avancées, et bien au-delà.

L’iPad avance encore sur la voie de la mobilité, mais d’un autre côté, en s’hybridant cette fois avec les téléphones mobiles, en l’occurrence l’iPhone. Il a la puissance et les dimensions d’un portable, mais la légèreté, la connectivité et l’ergonomie d’un téléphone. Et comme les iPhone, il est doté d’un clavier virtuel et de deux appareils photo-vidéo. «Nous avons amélioré les fondamentaux de l’iPad: l’écran, l’appareil photo et la connectivité sans fil», déclare Apple qui vante également l’ergonomie («tout se fait naturellement») et la tactilité de la dernière version de l’appareil («vous pouvez littéralement toucher vos photos du doigt»).

La qualité de l’écran («L’iPad, c’est avant tout un superbe et spacieux écran»), la tactilité, une «fulgurante connectivité», et l’absence de clavier font dériver l’iPad du domaine de la production, qui est celui des ordinateurs, vers les domaines de la communication (internet, mail) et de la réception interactive des images, des jeux, de la photo-vidéo, de la musique, de la télévision et des livres. On quitte les domaines du faire pour s’immerger dans l’immense univers des images visuelles, sonores, ludiques, fixes ou animées, interactives ou non, mobiles toujours, indécidablement documentaires et artistiques. La réception-consommation, fût-elle interactive, d’images de toutes sortes succède à la production.

Au milieu du XIXe siècle, la photographie a fait époque en introduisant le temps mécanique des machines de l’industrie dans les images, et en instaurant une nouvelle ubiquité avec le monde en expansion du colonialisme naissant.
Dans le XXe siècle finissant, les ordinateurs ont fait époque en ordonnant, accélérant et rationnalisant la production industrielle, avant d’accroître encore, avec internet, dans tous les domaines cette fois, la vitesse des échanges et des communications.
Les ordinateurs isolés agissaient sur le tempo d’activités locales. Internet leur a ouvert l’espace du monde sous l’aspect d’un vaste réseau connecté. Chacun, en son point de cette toile planétaire (non uniforme) devenait ainsi partout virtuellement et instantanément présent, et potentiellement actif.

Avec les tablettes, une nouvelle étape est franchie. On «tient à l’emporter partout», parce qu’elle est légère, séduisante et ergonomique, et parce que l’on peut «naviguer sur le Web de pratiquement n’importe où», en tout point du monde.
Le corps n’est plus contraint de s’enfermer et s’immobiliser dans un bureau devant un ordinateur fixe, ni de transporter un ordinateur dit «portable» mais toujours pesant. On fait corps avec la tablette: on se l’incorpore autant qu’elle prolonge le corps et le regard. Sa force réside dans son hybridité: elle est puissante (presque) comme un ordinateur, mais sans le poids; elle est connectée (presque) comme un smartphone, mais sans l’exiguïté de l’écran.

En fait, la tablette est une machine à se brancher et à naviguer sur internet en continu, ou à volonté, voire par habitude ou addiction, n’importe où, n’importe quand. En alliant les qualités des ordinateurs fixes à la mobilité propre aux smartphones, la tablette acquiert cette capacité de littéralement accrocher les usagers au réseau. Elle les fait pratiquement passer d’une position externe d’usager intermittent du réseau à une situation interne de résident permanent. Les tablettes contribuent ainsi à fabriquer des individus-réseaux qui résident, agissent, voient, pensent et ressentent dans l’espace-temps d’internet.

C’est désormais dans l’espace-temps d’internet que s’installent les usagers des tablettes en tant qu’elles sont, non pas de simples machines, mais la forme pratiquement la plus aboutie de cette triade (possiblement toujours et partout activée) alliant un corps, le réseau internet, et un écran numérique interactif.

Cet alliage nouveau entre corps, réseau et écran que les tablettes actualisent et portent à son plus haut niveau, offre des conditions inédites de visibilité des images, et définissent ainsi une nouvelle époque de la culture.
Nouvelles conditions de visibilité en tout lieu, à tout moment, par un corps libéré de toute attache spatio-temporelle, mobile et nomade comme les images.
Nouvelles conditions de visibilité d’images fixes et animées, de textes, et d’informations qui s’inscrivent et passent sur l’écran en flux continu que l’on peut tour à tour immobiliser, laisser passer, modifier et relancer ailleurs, dans le hors-là virtuel du réseau.
Nouvelles conditions de visibilité, aussi, des images d’événements souvent tragiques du monde, et venues de nulle part, neutralisées par l’éclat de l’écran, par le confort apaisant de l’appareil, et par la proximité d’images hétéronomes de jeux, de photos de famille, de clichés de voyages, d’œuvres d’art, etc.

L’aisance, la facilité, l’ergonomie, la vitesse, l’immédiateté, la profusion, le flux, le jeu, les mélanges et hétéronomies, et l’interactivité, et l’éclat et la finesse de l’écran aussi, sont autant de conditions par lesquelles les tablettes accrochent à nos corps un spectacle neutralisé, aseptisé et réenchanté d’un monde en mouvement perpétuel, mais rendu lisse, sans épaisseur ni reliefs spatiaux, temporels, et structurels. Un monde d’images flottantes, sans référents assignables.

Mais surtout, orphelines de référents, ces images qui défilent sur l’écran de la tablette ne sont plus devant nous comme celles des téléviseurs ou des ordinateurs fixes ou mobiles. Elles sont dans nos mains. On les touche. On n’est plus devant les images, mais avec elles. On fait corps avec elles, on vit avec elles qui accompagnent les mouvements, les temps et les lieux de nos corps. On les a incorporées.

Les tablettes transforment les flux ininterrompus d’images en de véritables flux corporels, ouvrant ainsi une époque nouvelle: celle des bio-images.

André Rouillé

Les termes placés entre guillements sont extraits de la présentation de l’iPad, version 3, diffusée sur le site d’Apple France.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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