ÉDITOS

Internet: le big bang de la gratuité

PAndré Rouillé

Alors que plus personne n’est vraiment dupe, le gouvernement persiste à travestir la brutalité de ses actions sous de doux euphémismes. Ladite loi «Création et Internet», qui va être prochainement examinée au Parlement, mériterait plus justement le nom de «Surveiller et Punir». Rédigée dans l’esprit du rapport remis à la ministre de la Culture par Denis Olivennes, la loi prévoit la création d’une Haute Autorité chargée d’appliquer une «riposte graduée» à l’encontre des «pirates» qui, par le téléchargement de musiques et de films pour l’essentiel, ne respecteraient pas les droits d’auteur sur internet

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Le rapporteur Denis Olivennes fait partie de ces personnalités dotées d’un exceptionnel talent, précieux par les temps présents, qui leur permet de voguer au gré des vents entre la gauche et la droite. Après avoir fait partie d’équipes gouvernementales de gauche, il est passé dans l’écurie de François Pinault en tant que président de la Fnac. Il vient de prendre en main les destinées du Nouvel Observateur, un magazine de sensibilité de gauche comme on dit…

Tandis que les rapports ministériels s’efforcent en général d’adosser leurs recommandations à un appareillage discursif plus ou moins développé, parfois intéressant, le Rapport Olivennes, lui, ne s’embarrasse pas de grandes considérations: il est pragmatiquement orienté vers l’action directe de surveillance et de répression concrètes du «piratage» élevé au rang d’ennemi numéro un de l’industrie culturelle française et de la propriété intellectuelle. La position de ce rapport au plus près des pratiques et des techniques répressives donne à la lecture la curieuse impression qu’il conviendrait mieux au Ministère de l’Intérieur qu’à celui de la Culture.

Ses réflexions sur le piratage, le téléchargement gratuit illégal, et sur la culture à l’époque d’internet, Denis Olivennes les a consignées dans un petit ouvrage au titre provocateur, La Gratuité, c’est le vol, qui retourne la célèbre formule de Proudhon: «La propriété, c’est le vol».
Les titres des chapitres tels que «Marx en avait rêvé, le capitalisme l’a fait», ou «Quand j’entends le mot “commerce”, je sors ma culture», viennent éloquemment confirmer que le but est de défendre les stricts intérêts financiers de l’industrie culturelle — principalement musicale et cinématographique — menacés par internet. En appelant la rhétorique publicitaire à la rescousse, et quitte à sacrifier la rigueur et la probité intellectuelles, il s’agit d’ancrer dans les esprits cet adage paradoxal et largement à contre courant d’un large mouvement social: «La culture de la gratuité tue la culture».
Confrontant dans leur forme deux univers hétérogènes, mais limpides dans leur orientation, les titres de Denis Olivennes sont à l’image de leur auteur qui, ancien socialiste devenu dirigeant de la Fnac, a basculé sans états d’âme dans le camp du marché, où tout se vend et s’achète, où rien n’existe hors de la marchandise.
Bien que sa position à la tête de la Fnac entache son propos de partialité, Denis Olivennes martèle quelques uns des principaux postulats des industries culturelles.
Le plus extravagant, décliné au fil des pages, fait du marché et de la marchandisation des œuvres de l’esprit les moteurs et les garants historiques de la démocratie culturelle.
Après avoir été pendant des siècles un privilège de classe, réservé à une minorité d’aristocrates et de possédants, l’industrie et le marché auraient donné la culture en partage à tous, au-delà des inégalités sociales: «Aujourd’hui , l’ouvrier, l’employé, l’agriculteur, le chômeur regardent la télévision, écoutent la radio, voient des films, se passent des disques, lisent des livres». La consommation de masse a permis de briser les privilèges de l’élite. En un mot, «Marx en avait rêvé, le capitalisme l’a fait»

La supercherie théorique consiste à confondre les progrès de la démocratie avec l’essor du marché qui n’a pas apporté d’autres libertés et égalités que celles — socialement toutes relatives, et politiquement nullement démocratiques — de consommer.  A cet égard, les produits de l’industrie culturelle ne sont guère plus égalitaires et libérateurs que ceux de l’industrie automobile.
La supercherie vise également à faire accroire, à l’aide de la rhétorique du marketing, que la réalité du capitalisme est l’aboutissement des utopies du marxisme: leur actualisation, leur dépassement, leur totale obsolescence. Comme si la consommation avait effacé les différences de classes. Est-il nécessaire d’insister sur ce qu’a de grotesque, aujourd’hui particulièrement, une telle argumentation reprise d’une vieille idéologie de la liberté et de l’égalité par la consommation.

Mais quelle est cette culture-marchandise proposée à une consommation de masse ? Ce n’est assurément pas la «haute» culture qui crée des mondes, qui reconfigure le sensible, qui travaille les formes et interroge l’historicité des pratiques. C’est une culture différente, le divertissement, essentiellement populaire, moins attaché à comprendre ou transformer la société qu’à refléter ses attentes, ses émotions et ses angoisses. Si les œuvres de ladite «haute» culture peuvent atteindre à l’universel par delà l’espace et le temps, les productions du divertissement sont, elles, assujetties au marché mondial, présentes dans son espace, mais privées de destinée temporelle.

Ce sont ces œuvres du divertissement produites par l’industrie culturelle mondialisée qui sont source d’importants profits que Denis Olivennes s’applique à défendre en admettant que la marchandise prévaut sur l’œuvre dans ces produits, que ce sont des produits à circulation rapide et brève, que les principes de l’économie prévalent en eux sur les règles de l’art, mais… que certaines réalisations outrepassent par leur qualité le formatage de la rentabilisation. Ce qui est évidemment exact.

Mais ce qui est tout autant évident, et que Denis Olivennes se garde bien d’évoquer, ou qu’il prend soin de minimiser, c’est la dimension abêtissante du divertissement en tant que forme mondialisée de la culture de masse; c’est son action uniformisatrice de dissolution des singularités; c’est l’effet dévastateur de l’industrie sur les productions locales ou petites, souvent précaires; c’est l’état de dépendance et de précarité dans lequel elle maintient la plupart des artistes; c’est la force décervelante des productions soumises aux exigences du marketing — cette alchimie qui, à TF1, rend les «cerveaux disponibles».
Faut-il en outre faire preuve d’un rare angélisme, ou feindre d’ignorer les lois d’airain de la concurrence, pour répéter que les succès des grosses entreprises profiteront aux petites ?

Ces fausses naïvetés, ces cécités de circonstance, ces semi reconnaissances et complets dénis ne visent qu’un seul objectif: défendre les acquis d’une industrie culturelle aux prises avec un immense big bang: non pas internet lui-même, mais la gratuité des échanges que permet internet.
La gratuité, voilà le danger. C’est contre elle qu’il est crucial d’agir, en signant des rapports, en écrivant des livres, en scénarisant la réalité, en infléchissant la loi, etc.

Mais cette belle riposte souffre d’une immense contradiction, bien réelle celle-là, que Denis Olivennes se garde bien de faire apparaître: le manque de clairvoyance, le défaut d’anticipation, la profonde inadaptation des grands majors de la musique et du cinéma aux secousses économiques et commerciales provoquées par cet immense big bang technologique qu’est internet.
Face à la tourmente, une seule solution: sauver ce qui peut l’être. S’accrocher à toutes forces aux acquis: le fonctionnement du marché fondé sur la propriété intellectuelle.

Un combat d’arrière garde, un livre de circonstance, et un «rapport d’un autre âge» (selon les députés UMP Marc Le Fur et Alain Suguenot). Quant à la loi qui sera votée, elle risque de ne pas résister longtemps au big bang internet. Parce que la réalité est plus forte et plus ample que les petits intérêts des puissants…

André Rouillé

Lire
— Denis Olivennes, La Gratuité, c’est le vol, Paris, Grasset. 2007.
— Guillaume Champeau, «10 bonnes raisons de dire NON à la loi Hadopi!», Numerama.com
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