ART | CRITIQUE

Immatérielles

PEvelyne Bennati
@25 Mai 2009

Immatérielles, la saison numérique de la Maison des Métallos, réunit exposition, programmation musicale et rencontres-débats, en un panorama des nouveaux usages artistiques et sociaux du numérique. Sur trois niveaux, des dispositifs, installations et vidéos conduisent d’une exploration spatiotemporelle à des visions anticipatrices de l’urbain, du registre de l’intime au politique.

Avant de découvrir les installations Une Epaisseur d’illusion des artistes Valérie de La Chapelle et Marina Wainer et Ex-Iles d’Electronic Shadow, le visiteur descend un escalier, puis se trouve presque plongé dans le noir. Cette mise en scène minimale, en escamotant le quotidien, ouvre les sens et l’imaginaire.

Le passage emprunté à tâtons est barré d’un épais brouillard, diffusé par le haut. Le dispositif Une Epaisseur d’illusion intrigue, entre réminiscence de films noirs et absence de repères due à la brume très dense. L’avancée du visiteur déclenche un flot d’images projetées sur le rideau de brouillard. Celles-ci, non identifiables, sont perceptibles seulement par leurs couleurs, comme une matérialisation possible des sensations ressenties ou une invitation au rêve.
On hésite à traverser, entre crainte de l’inconnu et risque de rencontrer un obstacle réel. Mais on ne bascule pas de l’autre côté du miroir, c’est le passage lui-même qui constitue l’aventure, expérience toute simple qui convoque illusions théâtrale et cinématographique et renoue avec les parcours mystérieux des fêtes foraines et autres trains fantômes. La machine à brouillard, en masquant le lieu, crée une parenthèse enchantée, un espace-temps «blanc» que peut investir notre imaginaire.

L’installation interactive qui suit, Ex-Iles, d’Electronic Shadow, est constituée d’un bassin rectangulaire éclairé posé sur le sol, où deux cercles lumineux, l’un devant le bassin, l’autre sur l’eau, circonscrivent un territoire réel (une «île») et un virtuel. La présence du spectateur détectée sur la pastille lumineuse au sol va générer un mouvement d’ondes aquatiques, comme un fantomatique nageur traversant le bassin, au gré de ses propres mouvements. Expérience troublante et onirique, la forme floue traversant le bassin avec fluidité semblant émaner du spectateur tout en lui échappant, projection de sensibilité ou aura, reliant par son action les deux territoires réel et virtuel.

Une extension en ligne du dispositif permet aux internautes de laisser une trace virtuelle de leur passage, matérialisée par un chaînon dans la ligne lumineuse infinie qui se dessine sur l’eau. Jeux de miroir entre territoires réel et virtuel, présences physique ou numérique, ombre naturelle du spectateur et sa projection lumineuse dans l’eau, l’installation est particulièrement convaincante dans son expérimentation effective.

Dans le dispositif Sound Delta, untitled de François-Eudes Chanfrault (collectif Mu), le visiteur, muni d’un casque audio et d’un plateau fixé sur le crâne permettant sa localisation, active, par ses déambulations dans une zone délimitée par la lumière (comme une piste de danse), des nappes de sons créés par le compositeur. La rapidité et la trajectoire de déplacement déclenchant les séquences musicales, celles-ci sont propres à chacun : cette chorégraphie personnelle rend perceptible une passionnante exploration spatiotemporelle par la musique, chacun pouvant en étirer, modifier ou accélérer le programme en fonction de ses mouvements. Cette expérience intime se fait aussi collective, plusieurs visiteurs investissant en même temps le lieu, chacun avec un cheminement et une écoute singuliers.

L’installation Or not toupie de l’artiste Nicolas Clauss est une rêverie triste sur l’enfance. A partir de témoignages d’une centaine d’adultes, le plasticien a constitué un très riche matériau visuel et sonore, associant entretiens enregistrés, dessins, photos, collages, objets hétéroclites.
Ceux-ci, superposés, triturés, griffonnés défilent sur des écrans comme autant de souvenirs épars, qui, aléatoires, semblent surgir de nulle part, mais marquent par leur apparition récurrente.

Le spectateur est placé au cœur du dispositif : trois larges écrans l’entourent, ne lui laissant aucune échappatoire. Un foisonnement d’images retravaillées, comme autant de bribes de souvenirs, se succèdent en un kaléidoscope sans fin, le spectateur créant son propre cheminement sélectif. Une toupie qui tourne, des personnes portant des masques d’enfants et de vieillards ou des enfants portant des masques d’enfants, enfants au nez de clown, ours en peluche blancs, marqués d’un énorme ruban rouge comme s’ils portaient une croix, poupons pendus au cou par une ficelle (un peu grosse!), poupées attachées en ribambelle comme des marionnettes, morceaux de papier déchirés et éparpillés, dessins d’enfants, mouettes stylisées…

Les fréquentes superpositions de textures et d’images et leur apparition aléatoire évoquent l’enchevêtrement des souvenirs et leur réémergence accidentelle, en une unité remarquable entre le propos et sa représentation. Mais les hachures systématiques sur les photos, le passage récurrent d’objets – jouets, graffiti, bonhommes de papier… – comme un leitmotiv de chute, le fond d’écran foncé… créent un continuum, qui absorbe la diversité des matériaux. Les témoignages, n’apparaissant que par bribes, perdent de leur impact, voire de leur réalité, en écho aux images. Le temps, c’est bien connu, emporte tout sur son passage. Le défilement d’objets fait référence au déroulement d’une partition dont on ne connaît que trop le point d’orgue : en arrière-plan, c’est la mort qui se profile. Le titre de l’installation d’ailleurs, sous couvert d’humour, est explicite. En excluant le désir de ses représentations, l’installation atténue considérablement la force et la fascination qu’elle pourrait exercer.

Parallèlement à ce dispositif, Nicolas Clauss a développé une oeuvre en ligne, inspirée du même matériau, Or not toupie suites, coproduction ARTE France. Le programme, toujours aléatoire, réagit à l’intervention du spectateur via la souris, qui révèle, modifie ou fait disparaître images et sons. Réduite aux dimensions d’un écran d’ordinateur, l’oeuvre substitue à sa capacité  immersive et à la perception de l’inexorabilité du temps, un rapport interactif individuel plus ludique, l’internaute y gardant la main.

D’autres installations, L’Eternel retour de Calvacréation et Arctic Perspective de Matthiew Biederman et Marko Peljhan ainsi qu’une sélection de vidéos de jeunes artistes du Fresnoy, sur le thème de la ville, sont à découvrir. Ces dernières, documentaires ou fictionnelles, portent souvent une vision politique de l’urbain, qu’il s’agisse d’aujourd’hui ou d’un demain anticipé. On citera la traversée surréaliste de vieux quartiers entièrement détruits de Shanghai, dans Under construction de Zenchen Liu ou le sort que Laurent Mareschal réserve, dans Ligne verte, au mur de séparation construit par les Israéliens.

Woudi/Tat
— Utopies d’enfance, 2009. Installation interactive à comportement autonome.

Nicolas Clauss
—  Or Not Toupie Suites, 2009. Oeuvre en ligne projetée.

Electronic Shadow – Naziha Mestaoui & Yacine Aït Kaci
— Ex-Îles, 2007. Installation interactive.

La Fracture num̩rique РVal̩rie de La Chapelle et Marina Wainer
— Une épaisseur d’illusion, 2009. Installation interactive.

François-Eudes Chanfrault (Collectif MU)
— Sound Delta – Untitled, 2009. Installation interactive.

Laurent Mareschal
—  Ligne verte, 2005. Oeuvre vidéo.

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