ART | CRITIQUE

Iles jamais trouvées

PAurélien Pelletier
@04 Fév 2011

A travers les œuvres de trente-quatre artistes plus ou moins célèbres, l'exposition «Iles jamais trouvées» nous emporte dans un voyage en quête du «territoire» de l'artiste, de son monde intérieur le plus personnel à la recherche de sa véritable place dans la société. L'île est son utopie, cette terre qu'il serait condamné à ne jamais trouver…

L’exposition «Iles jamais trouvées» se présente comme la dernière exposition collective d’un cycle débuté au musée en 2008 avec «Micro-Narratives. Tentation des petites réalités», puis «Fragile. Terre d’empathie» en 2009. Cette trilogie aborde avec sensibilité certains aspects de la pratique artistique contemporaine, depuis les centres d’intérêt des créateurs jusqu’à leur quête d’utopie.
Avec l’exposition en cours, le commissaire et directeur du musée, Lorand Hegyi, dévoile une vision très personnelle de l’artiste et de son univers.
Pour lui l’artiste est un chamane doué de pouvoirs que les autres hommes n’ont pas. Il oeuvre dans un monde parallèle coupé de la réalité, son île, dont la virtualité lui permet de laisser libre cours à sa folie. Dans cette conception héroïco-romantique de l’art, l’île est aussi son utopie, cette terre qu’il serait condamné à ne jamais trouver et qui constituerait son idéal, sa véritable place parmi les hommes.

L’exposition s’ouvre sur deux oeuvres emblématiques où la notion du voyage est traitée comme un exil, par deux artistes qui ont eux-mêmes quittés leurs terres d’origines.
D’abord Barthélémy Toguo avec Road to Exile (2007), constituée de deux barques en bois remplies chacune d’une montagne de divers sacs et baluchons de tissus, dont les couleurs vives et les motifs évoquent l’artisanat africain. Immédiatement autour des barques sont alignées au sol des dizaines de bouteilles de vodka, peut-être pour se donner du courage, oublier les dangers inhérents à ce voyage en sens unique vers l’inconnu. Autour, une étendue plus large faite de bouteilles d’eau en plastique représente la mer.
Non loin de là, Albatros (2001) de Jannis Kounellis est constitué de trois fragments d’un bateau de pêcheur en bois, tous accrochés contre une large plaque métallique. L’albatros si l’on se souvient de Baudelaire est cet éternel symbole de voyage et de liberté, éternellement aussi raillé par les hommes en mer à cause de sa maladresse pour se poser. Les lourdes plaques de métal renforcent l’impression de fragilité quant à ces morceaux de bois disloqués qui semblent être venus s’y briser.
Ces deux pièces — si l’on peut en faire des métaphores du dur chemin qui attend ceux qui tenteront une carrière artistique — nous rappellent d’abord les expériences personnelles de ces deux hommes ayant quitté leur pays natal ainsi que tous leurs compatriotes qui y furent également confrontés.

Le parcours continue et l’on arrive devant l’installation de Günther Uecker composée de Still-Leben et Memento-mori (2003), un ensemble de photographies noir et blanc en partie recouvertes de violentes traces de peintures noires et de clous, puis au centre des morceaux de troncs d’arbres de différentes hauteurs entourés de cordes au bout desquelles pendent des pierres.
Les photographies sont celles d’une ancienne base militaire, d’abord sous contrôle allemand, puis russe après la guerre, aujourd’hui abandonnée et en ruine. L’intervention radicale de l’artiste allemand nous ramène à son propre passé et à une histoire qu’il a directement vécue. Au milieu de cette nature morte, ce cercle de totems avec leur étrange parure évoque un rite chamanique en même temps qu’une île irréelle, coupée du monde brutal qui l’entoure.
Ces rites mystérieux et bien souvent incompréhensibles aux yeux du plus grand nombre peuvent apparaître comme une allégorie de la pratique artistique, ou du moins de la peur que peut ressentir tout artiste face à la future réception de son travail, au risque qu’il soit totalement incompris.

L’île perçue comme un aboutissement, comme une terre promise après les pérégrinations sans fin de l’artiste, est à l’honneur dans trois vidéos voisines à l’intérieur de l’exposition. Notamment The Problem de Jan Fabre (2001), qui d’une manière amusante et poétique montre trois personnages en redingote pousser chacun une énorme boule de terre, à la manière des scarabées bousiers, au milieu de vastes champs sans âme qui vive, en discutant philosophiquement sur la condition humaine et celle de l’artiste.

La recherche d’une place, d’une identité, est également au centre du travail de Danica Dakić, elle-même émigrée bosniaque. Deux grands tirages empruntés à la série La Grande Galerie (2004) sont visibles dans l’exposition. Elle y fait poser en extérieur des familles de Roms issues de camps de réfugiés, devant une grande reproduction de la peinture d’Hubert Robert, où il imagine la Grande Galerie du Louvre en ruine. Deux visions de la ruine sont ici superposées, celle d’une culture occidentale muséifiée, dont les dernières traces de par leurs grandeurs imposent le respect, face à ces personnes qui posent en toute dignité, opprimées par les multiples politiques d’exclusion, dont la culture est bien souvent diabolisée.

Il est toujours difficile de juger de la pertinence de ces grandes expositions collectives, où la thématique, le propos du commissaire, semble parfois prédominer sur les Å“uvres elles-mêmes. L’historien d’art et critique John Miller reproche à ces «mega-expositions» de traiter de termes pré-existants et déjà acceptés, au lieu de les mettre à l’épreuve des Å“uvres. Pour lui ces évènements ne peuvent apporter aucune réponse critique intéressante.
La qualité des Å“uvres exposées est incontestable. S’il est périlleux de faire de d’une vision de l’art des généralités, l’exposition est porteuse d’une certaine poésie autour d’Å“uvres savamment réunies. De plus, c’est l’occasion de découvrir aux côtés des grands noms de la scène d’autres artistes moins connus, à travers cette sélection originale bien que très eurocentrée.

— Barthélémy Toguo, Road to exile, 2007. Installation: bois, tissu et bouteilles de vokda. Dimensions variables.
— Michelangelo Pistoletto, Labirinto e Grande Pozzo, 1969-2008. Installation.
— Kimsooja, Bottari Truck: Migrateurs, 2007. Projection vidéo.
— Tony Cragg, Clear Glass Stack, 1999. Verre. 240 x 115 X 115 cm
— Günther Uecker, Memento-mori. Still-leben, 2003. Technique mixte. Dimensions variables.
— Jannis Kounellis, Albatros, 2001. Fer, morceaux de bateaux en bois, cordes. 280 x 240 x 50 cm.
— Jan Fabre, The Problem, 2001. Vidéo. 29’59’’
— Danica Dakic, La Grande Galerie, 2004. C-print sur aluminium. 100 x 129 cm

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