ART | CRITIQUE

Gran Royal Turismo

PPierre-Évariste Douaire
@15 Juin 2003

Le pouvoir se niche dans les murs, telle est la leçon de « Gran royal turismo ». Le mur cloisonne la société autant qu’il sépare les gens. Il dessine aussi le contour des frontières. Entre une ville oasis imaginaire et Tanger, Yto Barrada dévoile les dessous de ce pouvoir protéiforme.

Gran Royal Turismo est le nom de la maquette qui trône au fond de la galerie. Elle est la synthèse du circuit Carol de notre enfance, et du paysage ferroviaire des trains miniatures, mais la comparaison avec le monde des petits s’arrête là, pour le reste on va de surprise en surprise.

D’abord la scène se passe dans le désert, lieu exotique comparé aux alpages verts traditionnels; ensuite, après avoir appuyé sur le commutateur, une délégation de trois limousines noires sort du tunnel de la montagne. À partir de ce moment, le paysage, la route, la ville et ses alentours vont se transformer, s’embellir sur le passage du cortège officiel marocain.

Pour agrémenter le parcours, pour l’étoffer et faire bonne figure, deux rangées de palmiers sortent du sol et balisent la route, ensuite un tapis rouge s’escamote sous les roues du cortège. Les façades des bâtiments, fatiguées et usées, pivotent comme on retourne sa veste, et laissent place à des murs immaculés.
Les lampadaires bordant l’avenue s’éclairent au passage du convoi. Les drapeaux, jusqu’alors en bernes, se mettent à voler au vent grâce à une machinerie souterraine. La caravane termine son tour, rentre dans son antre pour laisser la ville reprendre son aspect initial. Les décorations de circonstance sont rangées dès que les officiels ont tourné les talons. Le petit tour organisé se répète encore deux fois avant que l’automate ne s’arrête.

La démonstration par l’absurde (un circuit fermé et répétitif), dresse un constat triste sur les symboles étatiques. Toute visite officielle est préparée, et la réalité est dissimulée, tronquée, travestie. Le jeu du pouvoir se vante autant qu’il se vend grâce à une propagande publicitaire.
Le Maroc, terre d’exil pour ses habitants, mais terre d’acueil du tourisme de masse, vend depuis longtemps son image de villégiature souriante. L’industrie touristique a besoin de la machinerie médiatique, et effectivement tout marche sur des roulettes, tout est bien huilé comme le montre cette mascarade. Le rôle cathartique du carnaval est d’inverser les positions sociales : en mettant un loup les masques tombent. Ici le procédé est identique, le circuit soulève un rideau qui cache la réalité.

Le reste de l’exposition repose sur cette même ligne, montrer/dévoiler. À travers plusieurs photographies très cadrées c’est tout le hors champ d’un pays qui est soulevé. C’est surtout à travers Tanger, ville du passage et des brassages, que l’on découvre le pays. Photographe des frontières et des limites Yto Barrada, de double nationalité, vit et travaille entre Paris et Tanger. Le grand écart entre ces deux mondes, si proches et si éloignés, se traduit plastiquement par des compositions géométriques qui ont autant de sens que d’arêtes. Photographe des murs de la ville portuaire, elle délimite les quartiers autant que les couches sociales. La lecture de ses images peut être géologique, elle se déroule par strates successives, par superposition.

Les murs sont les pages vivantes sur lesquelles s’écrivent les histoires des villes en autant de chapitres. Dans Stade municipal repeint, deux murs séparent l’image : l’un est blanc et fraîchement rénové, et pour cause, il est dans le champ de vision du palais de Marshan; l’autre, perpendiculaire au premier, est dans un état brut et gris. La dichotomie entre le neuf et l’ancien, entre le propre et le sale traverse toute l’exposition par le biais du mur. Dans Gran royal turismo il était un décor de théâtre que l’on actionnait. Étendard flamboyant d’un pouvoir omnipotent, il peut-être comme dans Homme au bâton une page de graffiti. Italo Calvino écrit « Construire un mur c’est s’exclure » car c’est dresser des limites et hisser les interdits.

Dans le triptyque Dos à la ville, le mur s’est transformé en parapet, il se confond avec la ligne d’horizon, il est une ligne de fuite. Les regards se détournent de Tanger et se pressent vers Algeciras l’Espagnole, l’Européenne. Les Dos à la ville font penser aux « dos mouillés » mexicains, terme péjoratif pour désigner ces clandestins qui franchissent la frontière étasunienne par le fleuve Rio Grande. Face à ces passeurs en fraude l’Europe adopte le ton juste en faisant le dos rond, elle laisse le détroit se charger du reste.

L’année chez Polaris se termine comme elle avait commencé. En septembre, les travaux d’Antony Hernandez nous montraient les coulisses et les travers de Los Angeles, la ville du cinéma. Le monde Disney censé représenter le rêve devenait sur les clichés carcéral. Yto Barrada fonctionne sur le même mode, elle parle de sa ville, de ses ruelles, de ses affres, elle chuchote doucement les histoires, les espoirs et les déboires de cette ville de l’entre-deux, et elle en dit bien plus encore.

Yto Barrada :
— Gran Royal Turismo, 2003. Maquette automate, atelier Ûfacto (David Toppani). Ø 180 cm, h 118 cm.
— Homme au bâton, Tanger, 1999. Photographie, C print. 105 x 105 cm.
— Stade municipal repeint (champ de vision du palais du Marshan), 2002. Photo, C print. 105 x 105 cm.
— Homme qui dort 2, Tanger, 2002. Photo, C print. 60 x 60 cm.
— Meriem, Centre d’écoute, Darna, Tanger, 1998. Photo, C print. 74 x 74 cm.
— Décoration à louer, Tanger, 2002. Photo, C print. 60 x 60 cm.
— Le drapeau, Fès, 2002. Photo, C print. 60 x 60 cm.
— Colline du Charf (Tombeau d’Antée), Tanger , 2001. Photo, C print. 105 x 105 cm.
— Pastorale, Tanger, 2001. Photo, C print. 125 x 125 cm.
— Aéroport de Tanger-Ibn Batouta, Tanger, 2002. Photo, C print. 63 x 60 cm.
— Dos de la ville 1 2 et 3 (Mirador de la Kasbah). Photo, impression encre pigmentée. (3 x) 58 x 49,50 cm.
— Gran Royal Turismo, Sinbad du détroit, 2003. Vidéo, 18’.

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