ÉCHOS
27 Jan 2010

Graffiti Cartier

PPaul Brannac
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A la terrasse d’un café parisien, un célèbre vendeur de cacahuètes, à la démarche lentement chaloupée et au caractère passablement insistant, proposait un soir aux clients, non point les frugales amuse-gueules, mais des clichés également affadis de graffitis urbains. Ces photographies de format polaroïd possédaient, selon ledit marchand, une grande valeur dans la mesure où le numéro de portable du graffeur figurait au verso

C’est bien la preuve ultime — s’il en fallait une — que tout se perd: et la spécialisation du petit commerce, et la dignité esthétique du hors-la-loi. (À moins que celui-ci n’ait dernièrement apprécié le soufflet filmique bricolé sur Dillinger ou le peine-à-jouer en diptyque sur Mesrine, et se soit lui aussi mis en tête de narguer les forces de l’ordre par représentant interposé — stratégie moyennement chevaleresque on en conviendra.)

Dès lors que le détaillant des rues se fait marchand d’art et l’artiste souterrain, pour ne pas dire underground, prosélyte zélé de ses gribouillages prohibés, on peut bel et bien en conclure que tout se perd en ce que tout se récupère. Et il est même surprenant que le graffiti n’ait pas été plus tôt recyclé par les institutions muséales.

Un peu en retard donc, sur le Grand Palais comme sur le petit vendeur, la Fondation Cartier pour l’art contemporain produit depuis juillet une courte exposition consacrée à ce mouvement urbain initié au début des années 1970. L’évènement s’intitule Né dans la rue.

D’abord il faut dire que c’est un peu maladroit comme nom d’exposition, ou d’un cynisme suggéré. C’est une perche aux mal-pensants, le tantale littéraire des faiseurs de titres: Né dans la rue… Mort aux musées va-t-on s’empresser d’écrire avec ce goût célinien des points de suspension qui caractérise les meilleures plumes de la presse écrite… (Suspens encore ; lecteur, à toi de compléter, à moi de te surprendre). Ou encore : Né dans la rue, mort au musée ? à la manière incitative du critique prudent qui, après avoir évalué le pour et le contre, sa thèse et son antithèse, conclura sans conclure — synthèse ouverte: «Une exposition passionnante qui a le mérite de retracer l’histoire d’un mouvement paradoxalement peu connu, mais dont on peut cependant se demander si elle ne risque pas de signer l’arrêt de mort de cet énergique courant urbain».

Ensuite il faut répondre: non, cela ne tuera rien ni personne. Il s’agit d’une exposition pédagogique plus qu’esthétique, et certainement pas polémique. Les quelques graffitis réalisés in situ sur commande n’excèdent pas les espaces impartis et une sobre plaque réglementaire rappelle dès l’entrée ce qu’il en coûte de dégrader une œuvre, l’intention fût-elle artistique. Par précaution, le feuillet de présentation redouble l’avertissement et stipule, sous couvert des trois premiers alinéas de l’article 322 du Code pénal, que l’exposition «ne constitue pas une incitation à la dégradation, ni au vandalisme».

Pourtant, le fait de présenter un courant artistique qui, de par ses origines, conserve un parfum subversif constitue bel et bien l’atout qu’abat ici la Fondation Cartier. En d’autres termes, il s’agit de maintenir le piquant sans se faire piquer; difficulté ailleurs résolue par l’invention du parc zoologique, avec les rares incidents que l’on sait.

Or, dans le cas du graffiti, la question semble demeurer doublement ouverte: est-ce du vandalisme ? Est-ce de l’art ? A cela, la simplicité du dualisme répond — les catégories ont leurs vertus —  que s’il s’agit de vandalisme (destruction), il ne peut s’agir d’art (création).

Mais en vérité il faudrait s’entendre sur les termes et les critères.
Si l’on considère que le graffeur est un vandale parce qu’il enlaidit un édifice, alors combien de galeries publiques ou privées abritent des barbares qui impunément meurtrissent la vision des visiteurs ? De plus, si le même graffeur sublime l’immeuble sans âme, il gagne ipso facto la qualité d’artiste et perd celle de saccageur.
Si, d’autre part, il est un vandale parce que son action est sanctionnée par la loi, alors il l’est, mais seulement au regard de la loi, pas de l’art. En matière d’atteinte aux biens, il est d’ailleurs des architectes, des ingénieurs et des publicitaires qui tranchent les villes à coups d’affiches obscènes et de murs trop blancs (ou verts, merci l’écologie, ou mauves, merci Christian Lacroix, on y reviendra) sans que les textes donnent droit de blâme aux juges. (Et il est peu valable de distinguer ici le tag, signature stylisée qui serait inadmissible, du graffiti, œuvre supposément complète comme les voitures de métro intégralement peintes le suggèrent, qui serait, lui, tolérable.)

Légal ou non, réussi ou pas, le graffiti est un art. Il est l’héritier d’une histoire urbaine et humaine ; il partage ses codes, ses maîtres et ses exégètes avec la musique – le rap ; il est patrimoine et projection. Bien que certains reviennent aujourd’hui à l’acrylique, l’aérographe a facilité son essor comme l’invention du tube de plomb celui de l’impressionnisme. Par lui, l’homme se confronte à la matière et par elle exprime ses émotions aussitôt exposées. Plus même, il se dépasse afin que son œuvre en visibilité surpasse son auteur. Ainsi chacun peut la voir et la posséder en partage pourvu qu’on ait l’intuition de lever les yeux au ciel. Ce qui déroute en fait, c’est bien cela, la liberté des supports, le fait que la façade, au contraire de la toile, ne soit pas destinée à la fresque.

Il devient donc très simple, et fort sûr, de saper la portée subversive du graffiti : il suffit d’en délocaliser le support de la même façon que l’exposition muséale d’une sépulture exotique rompt sa destination votive et en méprise le deuil. Dans ces conditions, exposer des panneaux graffés au clair jour du lobby de la Fondation Cartier rappelle au visiteur un malaise qui n’est pas étranger à celui éprouvé à la vue de tombes australes dans la pénombre du musée du Quai Branly ; à ce croisement des souvenirs, toute coïncidence d’architecte n’est pas fortuite.

Pour apprécier les graffitis, ne subsiste en vérité qu’une manière: flâner. Pour les conserver, ou les exposer hors contexte, un seul biais: celui qu’utilise les artistes eux-mêmes, la photographie ou le film, bien que, se faisant, le graffiti perde en grâce éphémère ce que le mouvement gagne en histoire et ses animateurs en notoriété. C’est pourquoi les documentaires projetés par la Fondation sont, eux, d’un intérêt plus sûr. Non seulement on y peut admirer l’agilité physique, l’ingéniosité technique et la dextérité de ces dessinateurs qui gagent de réaliser une inscription de six mètres d’un seul trait de bombe ininterrompu, mais on y découvre la diversité du graffiti mondialisé. Un mouvement surtout retient l’attention, celui, brésilien, du pixação.

Les auteurs de pixação n’utilisent que de l’encre pulvérisée noire ou sombre qu’ils traitent en lettrines maigres et allongées. Leur spécificité est qu’ils recouvrent de ces tags obscurs la totalité des édifices, au cours d’actions très brèves et souvent agressives, qu’ils mènent en bandes et nomment «attaques». Notamment lorsqu’ils fondent sur une école d’art, affrontent élèves, professeurs et vigiles, les Pixo suscitent l’ire et la détestation de leurs victimes aussi soudainement qu’un débat virulent sur la valeur artistique de ces performances. Pourtant, les Pixo ne réclament pas le statut d’artistes, non plus qu’ils considèrent comme de l’art la production empesée et kitsch de leurs coreligionnaires du graffiti ou de la création contemporaine. Le pixação se veut avant tout une expression libre dont la vigueur tient autant à l’acte qu’à l’œuvre ; et, si l’on veut, une réponse radicale à une urbanité violente autant qu’à un art engourdi.

Il faut, c’est certain, être follement amoureux de l’art, suprêmement épris de son idée, pour entreprendre de mettre à sac les réalités qu’on juge indignes de lui et qui pourtant s’en réclament. Les Pixo semblent en fait avoir emprunté le geste et la manière au Joker que joue Jack Nicholson dans le premier Batman, lorsqu’il ravage le musée de Gotham City en musique (le funk de Prince en l’occurrence). Visions réjouissantes et amères dans les deux cas, n’était que Nicholson, esthète du morbide, épargne finalement une toile, la célèbre Figure avec viande, de Bacon.

L’un des intervenants du documentaire de João Wainer et Roberto T. Oliveira, admet, fataliste par nécessité, qu’il ne serait pas surpris que dans les prochaines années un amateur, lassé de confort et secoué tout à coup par l’encanaillement de ses sens, rétribue des Pixo pour repeindre à leur manière son duplex. Il semble une loi immuable, en effet, que les riches finissent toujours par envier l’art des pauvres qu’ils ont méprisé à leur naissance. D’abord ils le définissent, le soumettent à leurs cadres, ou font évoluer à la marge les leurs, puis ils l’achètent ; et les pauvres sont pauvres.

Toutefois, ce qui est remarquable dans toutes les formes du graffiti, c’est que pauvres ou riches (et il y a, parmi les Pixo, quelques membres qui n’ont pas l’allure de gamins des favelas), tous ont voulu laisser leur marque, signifier leur existence. La plupart — l’immense majorité — l’a fait à la façon des amoureux béats qui rayent les vieilles pierres ou écorchent les arbres afin d’assurer à leur idylle d’une nuit – au mépris des supports que vaniteux ils souillent – une preuve de présence, un «ici nous avons été» (à l’instar de Nicholson réjoui de maculer une toile d’encre mauve pour y inscrire: «Joker was here»). Mais, là encore, le musée abrite non moins de Narcisses que la rue. C’est pourquoi si l’une de ses inscriptions émeut, la multitude exaspère. C’est le péril de l’art devenu démocratique. Mais l’art, comme la démocratie, ne tient qu’à la condition fondamentale d’accepter ce risque, d’admettre la médiocrité immense pour s’assurer qu’on ne bride pas un talent, fût-il lueur unique au creux des masses obscures.

Il y a un siècle, l’archéologue a forgé, à demi-science, ce mot de « graffiti » pour désigner un « demi-art », ensemble inégal des traces que les hommes ont volontairement laissé sur leur environnement depuis qu’ils se sont pris à créer, à aimer, à moquer, à apostropher leurs semblables. Il y a quarante ans, à la naissance du mouvement hip hop, un anonyme, dissimulé sous un pseudonyme, a résolu de donner à cette écriture de détenu un tour qui excède ses barreaux, de faire de sa bombe une arme et d’offrir à son nom une situation et un caractère à la mesure des gratte-ciels. De son batifolage avec les villes est né un art, toujours à demi peut-être – et heureusement – car sa condition est son lieu – hors les murs – et sa peinture saxifrage.

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