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Gouverner par l’image

PAndré Rouillé

La rupture la plus nette opérée par le chef de l’État est assurément sa manière de gouverner: par l’image. En se surexposant, en plaçant les médias en flux tendu, en faisant un usage immodéré de la télévision, en saturant nos regards de sa propre image et de celles de ses moindres actions, publiques ou privées. En transformant l’action présidentielle en vaste feuilleton télévisé aux rebondissements sans cesse renouvelés, et en métamorphosant en spectateurs les citoyens français

La rupture la plus nette opérée par le chef de l’État est assurément sa manière de gouverner: par l’image. En se surexposant, en plaçant les médias en flux tendu, en faisant un usage immodéré de la télévision, en saturant nos regards de sa propre image et de celles de ses moindres actions, publiques ou privées. En transformant l’action présidentielle en vaste feuilleton télévisé aux rebondissements sans cesse renouvelés, et en métamorphosant en spectateurs les citoyens français. A l’inverse, ce gouvernement par l’image passe aussi par un accroissement massif et différencié des moyens de capture électronique des faits et gestes des diverses catégories de la population.

Le ministère de l’Intérieur a en effet récemment annoncé le triplement du nombre des caméras de vidéosurveillance dans les zones urbaines, ainsi que le projet de placer les banlieues chaudes sous la surveillance de drones, ces engins volants téléguidés bourrés de dispositifs électroniques d’enregistrement et de prise de vues.
Avec les drones, la panoplie militaire, conçue pour affronter des ennemis en temps de guerre, est ainsi déployée à l’encontre des nouvelles «classes dangereuses» de la population : les lointaines héritières, aujourd’hui désœuvrées et métissées, des «classes laborieuses» qui ont tant fait frémir les bourgeois du XIXe siècle (lire : Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses).
Comme si une guerre sourde était déclarée contre un ennemi intérieur, repoussé dans l’invisibilité grise des zones périphériques des villes.

Gouverner par l’image consisterait donc, côté face, à occuper les feux de la rampe, à monopoliser, avec la complicité et la servilité des médias, la visibilité par un one-man-show permanent sur une scène mégalomaniaque taillée aux dimensions de la planète. Cela consisterait simultanément, côté pile, à mener dans l’ombre et le silence, à coups de caméras et de drones, une «drôle de guerre», honteuse et opiniâtre, consistant à produire des visibilités à l’encontre de la catégorie floue et élastique des fauteurs d’insécurité.
Cette configuration sécuritaire s’avère aujourd’hui plus sophistiquée que la bonne vieille «société du spectacle» de Guy Debord et que la «société de contrôle» décrite par Gilles Deleuze. On assiste désormais à une combinaison de l’une et de l’autre dans un agencement singulier de lumière et d’ombre, dans lequel la surbrillance et la tonitruance du spectacle sont les conditions, et la forme inversée, de la surveillance.
Les excès exhibitionnistes du spectacle éblouissent les regards et distraient l’attention autant qu’ils masquent les basses besognes de la surveillance, qui englobe le spectacle et le contrôle dans un usage renouvelé, sophistiqué et accentué de l’image.

Le gouvernement par l’image entrecroise ainsi deux machines de vision: d’un côté, les médias qui diffusent en boucle la même image surexposée du même spectacle des exubérances du même acteur; de l’autre côté, les dispositifs électroniques de captation et d’enregistrement des «classes dangereuses».
Si la brillante légèreté du spectacle et la sombre obstination de la surveillance ne touchent pas exactement les mêmes publics, ils appartiennent à cette même stratégie de pouvoir qui, sur le mode de la diffusion et sur celui de l’enregistrement, consiste simultanément à distraire les «gens d’en bas» et à réprimer la «racaille».

Gouverner par l’image accélère en outre une série de processus tels que la dissolution croissante des frontières entre le public et le privé : jamais, en effet, un chef d’État n’a autant exposé sa vie privée sur la place publique ; jamais la vie privée des citoyens n’a aussi fortement été mise sous surveillance, et aussi intensément envahie par le spectacle du pouvoir. Il faudrait également évoquer la désacralisation du corps même du Président — tour à tour représenté en train de courir, d’embrasser telle ou telle, de faire du canoë torse nu, etc. Quant au verbe présidentiel, il a désormais quitté les sommets de la langue cultivée pour dériver inexorablement du côté de l’emphase verbale de la publicité, des médias et des bonimenteurs.

Gouverner par l’image est un exercice à haut risque, en dépit de la maîtrise dont fait preuve le chef de l’État dans l’utilisation du système médiatique. Car les images sont beaucoup plus difficilement contrôlables que les mots. Les images n’ont jamais vraiment été sages, et le sont de moins en moins. A la différente des mots, qui se situent à distance des événements, les images sont de plein pied avec eux, dans l’émotion et le choc.
Gouverner par l’image revient à se situer délibérément dans la proximité, l’immédiateté et la triviale banalité des événements, c’est-à-dire à inverser la traditionnelle distance réflexive, temporelle et physique du pouvoir.
Entre l’instantanéité sarkozienne et la temporalité mitterrandienne qui consistait à «laisser du temps au temps», un renversement total s’est produit.

Depuis l’élection présidentielle ont en effet été abandonnés les opérateurs de distance sur lesquels le pouvoir a traditionnellement adossé son autorité: l’immédiateté et la vitesse succèdent à la distance temporelle; la présence sur le terrain et le contact direct brisent l’éloignement et l’inaccessibilité; l’omniprésence du chef de l’État en toutes circonstances et en tous lieux traduisent une dé-hiérarchisation du monde et des faits; le langage officiel lui-même est aplati, détaché de celui des élites pour être rapproché de celui du peuple…

Alors que l’action de ses prédécesseurs se déployait dans le cadre ordonné, structuré, distancié, formalisé et rationalisé d’un logos, l’action de Nicolas Sarkozy brise délibérément cet édifice au profit de la réaction physique, sensible, passionnelle, directe. Il réagit plus qu’il n’agit d’une manière proche du fonctionnement des images et des flux. Il est lui-même une image, un flux, et ainsi de plain pied dans le monde contemporain.

A la fois image-flux et grand maître des images, Nicolas Sarkozy tente, là encore, d’occuper tous les rôles, à ses risques et périls. Car les images, qui ont toujours été incontrôlables, le sont de plus en plus avec l’explosion des canaux de diffusion. Les premiers temps de la Ve République sont révolus, où la télévision à chaîne unique était la voix de l’Élysée. Aujourd’hui, les chaînes sont nombreuses, sinon indépendantes, mais surtout internet commence à concurrencer la télévision en se faisant l’espace des contre-images du pouvoir.
On ne compte plus les vidéos qui répendent à travers la planète l’envers des images serviles du chef de l’État : son ébriété supposée après sa rencontre avec le président russe lors du dernier G8, sa compulsion boulimique pour les petits fours, ses «poignées d’amour” disparues par la magie de Photoshop sur une photo d’un magazine très complaisant, etc.

Autant la puissance et la variété des modes de production et des canaux de diffusion des images peuvent imposer le chef de l’État aux yeux et à l’esprit des Français, autant elles permettent aux images d’en dévoiler les envers, les fragilités, les petitesses. Parce que les images fonctionnent ainsi que leur force de présence et de désignation se combine à l’imprévisibilité des effets de leurs dimensions expressives.

Alors que les divers porte-parole pèsent avec soin chaque mot de leurs communiqués, les images sont trop pleines d’impondérables pour se plier à de telles mesures, et pour soustraire leur usage aux approximations et incertitudes.

André Rouillé.

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Kendall Geers, Manifest (What Do You Believe In ?), 2007. Néon bleu. 300 x 270 cm. Courtesy galerie Yvon Lambert. Crédits Kendell Geers.

Lire
Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Librairie académique Perrin, 2002, 565 p.

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