ART | CRITIQUE

Go canny !

10 Fév - 30 Avr 2017
Vernissage le 10 Fév 2017
PThomas Fort
@23 Mar 2017

Avec audace et conviction « Go canny ! » nous plonge dans un univers de possibles où les œuvres oscillent entre le matériel et l’immatériel. Plus qu’une présentation d’objets dans l’espace, l’exposition se construit habilement autour d’actes de création au sens large. Dans un contexte actuel trouble et souvent pessimiste, son propos prend un chemin divergent, voire discordant, préférant le sabotage artistique. Geste ultime, conduit individuellement dans l’espoir parfois utopique d’un changement en profondeur des instances du pouvoir.

Go canny ! Ne vous foulez pas ! Ralentissez le mouvement, la production, vos gestes et vos actions en vue de proposer une alternative à un système de valeurs institué. Ralentissez vos pas et prêtez attention à ce qui vous entoure, surplombe ou englobe pour ne pas risquer de vous faire prendre au piège. Ralentissez le travelling de votre regard, observez avec minutie les lieux et les objets disposés à votre vue, car ce qui semble être acquis à votre connaissance ne l’est peut-être pas.

Un sabotage artistique et poétique

L’exposition « Go canny ! Poétique du sabotage » qui se tient en ce moment à la Villa Arson à Nice, sous l’habile commissariat de Nathalie Desmet, Eric Mangion et Marion Zilio, s’annonce telle une invitation à traverser un univers de contestations poétiques, d’actions plus ou moins perceptibles qui viennent insidieusement troubler vos sens. L’ensemble fonctionne à la manière d’un manuel de sabotage éclaté dans l’espace qu’il nous est donné autant à lire qu’à expérimenter. Il ne s’agit pas pour autant d’un manuel théorique fourmillant de documents, qui viendraient faire l’archive de pratiques passées, liées aux mouvances politiques ou sociales, qui ont pu et peuvent émerger dans les moments de crises et de tensions globales que le monde connait depuis la Révolution industrielle. Il ne s’agit pas non plus de traverser un catalogue raisonné de gestes artistiques datés. En effet, les curateurs ont choisi une posture différente préférant poser leur regard sur la création actuelle.
Une génération d’artistes, majoritairement jeunes, s’empare ainsi des notions de sabotage, de dérèglement voire de boycotte pour produire avant tout des actions de dysfonctionnement, de détournement ou de fracture du système. C’est une stratégie de résistance pour pallier, peut-être, l’échec contemporain des manifestations et autres soulèvements qui peinent à concrétiser un réel changement des choses. C’est agir avec courage et conviction, mais de manière clandestine ; caché au milieu de la foule ou tout simplement chez soi pour renverser la norme des puissants. L’exposition ouvre alors une porte dérobée donnant accès à un champ de grains de sable qu’il nous reste à poser.

« Jeter un grain de sable dans les rouages »… Telle serait peut-être la solution pour engager un renversement et une transformation profonde de la société. C’est en tout cas l’un des noyaux de l’exposition qui semble cultiver (comme se plaisent à le dire les commissaires) « l’art du grain de sable ». Formule poétique et pourtant lourde de sens face au contexte contemporain. Plutôt que de réunir les foules, il nous est proposé d’agir individuellement. D’un acte parfois anodin, potentiellement reproduit à l’infini et aux quatre coins du monde, naîtra peut-être un bouleversement considérable. En naviguant à travers l’exposition, on peut collecter de petites fiches afin de se créer son manuel du sabotage.
Sur ces singuliers cartels — dont le design graphique très pertinent fut assuré par Thomas Guillement —, on peut lire par exemple : « Prélever du mobilier urbain anti-SDF. Couler les éléments dans une plaque de béton. Bloquer l’assise des visiteurs » ; « S’infiltrer dans une institution… », « Ne pas terminer ses actions. Les accomplir à 33 %. S’auto-saboter », « Introduire des dispositifs de brouillage Wi-Fi… », « revenir aux origines du sabotage. Manipuler les images et les mots »… Sans être des injonctions, ces courts protocoles fonctionnent comme des invitations poétiques à poursuivre par la pensée ou par le geste les propositions artistiques exposées. Le manuel ainsi constitué rassemble des gestes simples, parfois teintés d’humour, et s’inscrit comme une extension de l’exposition qui pousse le visiteur à réfléchir personnellement à son engagement.

L’expérience de l’incertain

Vaste et plurielle, l’exposition, si elle rejoue certains codes et usages, vient malicieusement perturber le fonctionnement général des lieux. Au contraire d’une suite d’objets, d’images ou de documents à regarder et lire, elle apparaît comme une forme instable, presque bouillonnante. On pourrait la comparer à un laboratoire de recherches et de création en activité, que nous parcourons et activons balancés entre une curiosité intense et une gêne sous-jacente. On traine en effet la poussière de plâtre des murs poncés par Amandine Ducrot, jusqu’à « enneiger » tous les espaces. On hume involontairement les dangereuses liqueurs empoisonnées au plomb par Jeanne Berbinau Aubry. On évite les différents et étonnants obstacles ou entraves réalisés dans les salles par Claude Cattelain, Laurent Lacotte ou Jérôme Pierre. On examine l’étonnante réquisition – voire perquisition – d’objets effectuée sous contrat juridique par Michaël Sellam pour bloquer le travail des employés de la Villa Arson qui, en échange et suivant le document signé, se virent accorder des jours de vacances.
On entend les chuchotements de Jean-Baptiste Ganne dans les espaces de passages qui nous incombent de ne pas rester ici. Dans un jeu de transfuge entre l’intérieur et l’extérieur, le bruit des avions qui passent au-dessus de la Villa est retransmis avec force et en direct dans les salles par Cécile Babiole, provoquant surprise ou peur. Enfin nous retenons la puissance poétique d’un geste simple et hautement symbolique, produit par l’artiste cubain étrangement disparu Raychel Carrion Jaime. Dans Fallas de origen, il marche ainsi très lentement jusqu’à ralentir à lui seul une foule de manifestants.

Dans ce parcours semé d’embuches, le spectateur devient en quelque sorte un joker, car comme l’énonce très justement Thibault Carles : « il représente la coexistence ambivalente d’une solution inattendue pour les uns et d’une entrave malchanceuse pour les autres ». Nous pouvons ainsi agir ou non, rester en dehors ou s’investir dans la méthode, être contaminé ou se sauver. « GO CANNY ! Poétique du sabotage » apparaît dès lors comme un outil d’éveil des consciences, qui porte à notre connaissance une multitude d’actes possibles de changements du système. L’exposition ne donne nullement de réponses, mais nous invite plutôt à faire l’expérience de l’incertain.

Ralentissement radical

Radiale, l’exposition se conçoit également comme un réseau d’actes qui s’étendent au-delà des frontières des salles du centre d’art. D’une plaque d’égout préservant l’entrée d’un état du Sabotage — State Of Sabotage —, réalisée par Robert Jelinek, à une radio pirate proposée par kom.post en passant par des performances, expositions ou publications hors les murs, « GO CANNY ! » s’immisce dans le réel et vient le parasiter artistiquement. Chaque proposition devient l’écho individuel d’une dynamique plus vaste, générée par un mouvement de contestations et de réflexions qui viennent remettre en cause la norme. On pourrait en cela définir l’exposition comme une « Zone Temporaire Autonome (TAZ) », reprenant ici les propos de Hackim Bey.
Bien qu’elle s’oppose à une vision littéralement anarchiste et violente, à un vandalisme pur ou à un terrorisme artistique, elle s’inscrit comme les TAZ dans une zone indéfinie. L’extérieur parasite l’intérieur. Les limites réelles sont abolies et tendent vers l’imaginaire. Ses conditions d’existence sont liées à la mise en place d’un réseau aux embranchements parasitaires, voire pirates. Le hacking demeure l’un de ses outils. Cet ensemble indéfinissable, qui échappe et décoche toute tentative de restriction, fait inexorablement basculer l’exposition dans un champ indéterminé.

De plus, le dysfonctionnement s’ancre au cœur de son processus comme un plafond de verre prêt à s’effondrer. En effet, un danger d’auto-sabotage est prégnant et met sous tension tant les visiteurs que l’exposition elle-même. Notons ainsi la possibilité de faire sauter les plombs du bâtiment par le branchement simultané de plusieurs fiches électriques réalisées par Emilien Adage. Le risque est annoncé et indubitablement toléré, comme s’il mettait en lumière le doute inhérent aux choix du sabotage. Enrouer la machine devient un acte de contestation, de déraillement que rien ne semble pouvoir empêcher, si ce n’est le choix inverse de se conformer aux règles admises. Habile, l’exposition s’établit sur un fil tendu, se déploie à la manière d’un funambule sur ce dernier, à la limite d’un renversement total. Nul ne peut présumer avec certitude de ce qui adviendrait d’un reformatage complet des systèmes de valeurs façonnés par les puissants. Les artistes et les commissaires ne cherchent d’ailleurs pas ici à apporter de réponses à cela. Ils suggèrent plutôt de prendre le risque du ralentissement, afin de susciter l’attention et la curiosité d’une société aujourd’hui effrénée.

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