ART | CRITIQUE

Für Paul Celan

PIsabelle Soubaigné
@12 Jan 2008

L’hommage qu’Anselm Kiefer rend à l’écrivain Paul Celan témoigne une fois encore de l’ancrage de son travail dans l’Histoire. Ses œuvres incarnent ses propres mots/maux et ceux du poète. Elles parlent de trajectoires de vies singulières, suspendues dans un silence pictural qui envahit tout l’espace.

C’est avec un hommage à l’écrivain Paul Celan qu’Anselm Kiefer nous accueille à la galerie Yvon Lambert. Son travail témoigne une fois encore de son ancrage dans l’Histoire et nous transporte dans un univers tactile d’une profondeur sans retenue. Ses œuvres incarnent ses propres mots/maux et ceux du poète juif roumain disparu en 1970. Elles nous parlent de trajectoires de vies singulières, suspendues dans un silence pictural qui envahit tout l’espace.

Première salle, Aschenblüme. Des tournesols recouverts de plomb se répandent sur le sol et cherchent à échapper aux lourdes pages du livre démesuré qui les emprisonnent. Ces plantes pétrifiées semblent venir vers nous et ramper vers la sortie. Comme pour se soustraire à leur destin, les végétaux paralysés dans cet ouvrage de carton pointent leurs longues tiges et leurs têtes inclinées vers les visiteurs qui s’avancent.

Cette sculpture qui gît à terre a son pendant dans une galerie voisine, Thaddaeus Ropac. Alors que le volume est exposé debout, imposant et triomphant, dans l’entrée de Thaddaeus Ropac, il s’est ici écroulé, se refermant sous une pesante couche de terre et de peinture. Symbole d’une histoire qui s’achève, d’un destin écourté par une mort anticipée, ces quelques fleurs dédiées au poète Paul Celan, nous plon gent dans une atmosphère nostalgique et pleine de recueillement.

Tout à côté, sur le mur, Schwarze Flocken, laisse surgir de sa blancheur neigeuse les reliefs saillants de branchages et de petits livres de plomb.
Inspiré par une série de photographies prises aux alentours de Salzbourg, ce paysage, qui se perd dans un lointain grisâtre, nous interpelle. L’œil s’immisce dans les sillons profonds inscrits par l’artiste dans la matière. Les couches crayeuses laissent apparaître des nuances d’ocre et de sienne qui remontent à la surface. Les stigmates gravés sur cet épiderme naturel évoquent bien plus qu’un champ qui s’étend à perte de vue.
Ce vignoble déserté laisse ses ceps décharnés, aux allures de fils barbelés, nous gu ider vers un point de fuite inconnu et inaccessible. Il fait office de métaphore. Il s’impose comme une référence à l’Holocauste en Allemagne, mais peut-être aussi dans le reste du monde. Ces brindilles de bois alignées les unes derrière les autres sont enracinées dans une terre qui les absorbe. Elles incarnent tout à coup un autre visage. Prisonnières de leur destin, elles se transforment en personnages conduits vers une issue tragique et irrévocable. L’immense force et l’extrême fragilité qui se dégagent de l’ensemble attirent le spectateur et l’enveloppent d’une présence émouvante.

Les textures appellent l’œil et la main. On s’approche encore, toujours plus prés de la surface. On décrypte alors le palimpseste de peinture qui s’offre à nous comme le témoignage rétrospectif d’une extermination injustifiée. Kiefer croise sa propre histoire et celle de Celan, mais s’interroge aussi de mani ère plus générale sur la condition humaine.
Ces œuvres nous touchent profondément et nous poussent à l’introspection, quelque soit notre vécu. On se projette des années en arrière et on envisage avec effroi les conséquences d’un scénario similaire. La puissance du travail de l’artiste réside dans sa manière de ne jamais montrer directement ce à quoi il se réfère. Et pourtant, cette intensité est là, sous-jacente, troublante.

Les œuvres suivantes, exposées sous la lumière de la grande verrière s’affirment avec la même acuité.
Das Haar laisse se dessiner sur un ciel obscur les fumées blanches de brasiers étouffés par une matière épaisse et prolifique. Trois chaises en fer sont accrochées dans la partie supérieure de la toile, alignées les unes à côté des autres. Deux d’entre elles supportent des fagots de bois alors que celle du centre reste vide. Notre regard rejoint l’horizon, happé p ar les rétrécissements progressifs des petits morceaux de bois verticaux qui rythment la surface picturale. Mais il est aussi ramené au premier plan par ces assises en attente.

Les sentiments se mêlent. Abandon, désolation, fuite en avant ou invitation au repos? Que cherche-t-on à nous dire? Doit-on s’installer et tourner le dos aux souvenirs que l’artiste nous raconte? Ou bien accepter que d’autres observent notre propre histoire et ses déconvenues? Tout autour de nous le temps semble s’être arrêté, engourdi par la froideur d’un fardeau encore lourd à porter.

Une embarcation miniature s’est échouée dans la pièce, lestée par des gravas de béton et des livres de plomb qui l’écrasent au sol. Dernier hommage rendu au poète: Asche für Paul Celan évoque peut-être le 1er Mai 1970, dernier jour de sa vie. Prêt pour un nouveau voyage, c’est à cette date qu’il avait inscrit sur son carnet avant de se jeter dans la Seine: Départ Paul.

Traducciòn española : Santiago Borja

Anselm Kiefer
— Schwarze Flocken, 2006. Huile, émulsion, acrylique, fusain, charbon, bois, branches et plâtre sur toile. 190 x 560 cm.
— Ohne Titel, 2006. Huile, émulsion, acrylique, fusain, charbon, bateau en plomb, branches et plâtre sur toile. 330 x 380 cm.
— Das Haar, 2006. Huile, émulsion, acrylique, fusain, charbon, chaises, branches et plâtre sur toile. 330 x 380 cm.
— Aschenblüme, 2006. Métal, plomb, tournesols.
— Asche für Paul Celan, 2006. Pierre, gravats, béton, plomb.

Nous vous incitons à lire l’article rédigé par Damien Delille sur cette exposition, à la galerie Thaddeus Ropac, en cliquant sur le lien ci-dessous.

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