ART | CRITIQUE

Fugu

PFrançois Salmeron
@14 Mai 2013

A travers «Fugu», François Curlet exprime pleinement son art du détournement d’objets. Avec un esprit facétieux et poétique, sa pratique se concentre sur des associations d’objets et d’idées, où deux concepts se trouvent souvent réunis en une même œuvre, créant ainsi un nouveau sens, bien différent de celui que véhiculent nos pratiques sociales.

La première salle de l’exposition, intitulée «Le Bruit Blanc», nous introduit au cœur des conceptions de François Curlet et de sa vision de l’art. Tout d’abord, il estime que le rythme de la création artistique se détache de ce qu’il nomme la «trombe productive fonctionnaliste», désignant par là le flux continu de production issu de la société post-industrielle, qui ne cesse d’engendrer des objets.

En ce sens, il mortifie la télévision, objet symbolisant nos sociétés et relayant incessamment des signes et des slogans, en déguisant une pierre tombale en poste télévisé. Par là nous apparaît également le principe créatif de François Curlet: concentrer deux idées en un même objet, à savoir ici une stèle et un téléviseur, et créer à partir de cette association inattendue un nouveau message.
La pièce TV Set agit donc par détournement, créant un effet à la fois poétique, comique et ironique. Aussi, elle appelle la question de l’accélération du temps dans les sociétés post-industrielles, et de l’arrêt sur image.
Car François Curlet interroge notamment la vitesse à laquelle les signes se propagent. La pratique artistique doit alors nous permettre de ressaisir l’allure de cette propagation continue, voire de ralentir ou d’immobiliser ces signes et ce, pour les pétrir, les remodeler et leur prêter un sens nouveau.

Le néon Western (E.A. tricolore italien) nous renvoie à l’histoire de l’art, et plus particulièrement à l’art conceptuel, vu que l’œuvre véhicule un message écrit («Arte conceptuel spaghetti»), par lequel François Curlet définit d’ailleurs sa propre pratique artistique. En effet, il s’inscrit dans le sillage du mouvement conceptuel, tout en déterritorialisant ses codes, à la manière du style cinématographique du western, qui a été repris et revu par Sergio Leone et les adeptes du «western spaghetti».

La vidéo Jonathan Livingston apparaît quant à elle comme une parabole du cours de nos existences, reprenant le titre d’un roman de Richard Bach, où un goéland à la recherche d’exploits et de records de vitesse se trouve rejeté par ses pairs, sous prétexte de ne pas respecter les traditions en vogue dans la communauté. Nous suivons ici le parcours automobile d’un protagoniste en rase campagne, qui cherche sa route, l’air inquiet, s’interroge au moment de croiser une intersection, ralentit, se tâte, scrute soucieusement l’horizon, puis s’engage avec son bolide dans une nouvelle direction, dans un paysage brumeux, boueux et livide.
On y retrouve donc la question de l’accélération et de la décélération des images et des signes qui défilent, alors que notre protagoniste endosse l’angoisse de notre errance et de nos hésitations existentielles.
Il conduit une Jaguar noire de type E, que l’on retrouve exposée à la fin du parcours de «Fugu», et qui apparaît comme un drôle d’engin hybride dont le cockpit semble trop petit pour le pilote, de même que le coffre qui se trouve travesti en un corbillard pourtant trop réduit pour accueillir un corps défunt.

La deuxième partie de l’exposition explore justement à fond ces objets hybrides, fruit de l’imagination de François Curlet, pour constituer certainement le moment le plus exaltant de «Fugu». Un ensemble d’objets issus de notre quotidien se trouvent alors détournés de leur usage et de leur signification initiaux, et donnent ainsi lieu à des œuvres surprenantes, drôles et poétiques.
Moonwalk est constitué à partir d’un panneau jaune de signalisation américain, visant à réguler le flux des populations piétonnes dans les rues. Le message du panneau lumineux, nous ordonnant de traverser ou de patienter sur le trottoir («Walk» / «Don’t Walk»), se meut ici en un message musical et dansant, rappelant les chansons et chorégraphies spectaculaires du chanteur Michael Jackson et de son célèbre «Moonwalk».

Djellaba propose la fusion de deux tenues symboliques de deux générations: le jogging Adidas revêtu par les athlètes, mais surtout par les jeunes au quotidien, taillé dans la coupe d’une djellaba, habit traditionnel du Maghreb. L’habit, signe culturel qui nous définit dans notre identité et dans la perception qu’autrui se fait de nous-mêmes, produit alors un télescopage entre deux univers, deux générations et deux influences constitutives de l’identité d’une population.

Pied de biche d’araignée constitue une étonnante toile d’aranéide à partir d’une constellation de pieds de biche, jouant alors sur l’opposition matérielle séparant la finesse et la fragilité de la toile, à la pesanteur et la dureté des barres de métal.
Surf canadien assemble deux fines coupes de tronc d’arbre, l’une servant de planche et l’autre d’aileron, réunissant ainsi l’idée de la pratique de la glisse et celle du bûcheron, métier symbolique du pays à la feuille d’érable.

Bunker abrite quant à lui six œufs, à la manière d’une boîte en carton que l’on trouve dans tout commerce, sauf que l’abri est ici constitué de béton. Si la fragilité constitutive des œufs demande sans nul doute une certaine protection, afin qu’ils ne se brisent pas au premier choc survenu, le bunker de béton grossit le trait au point de nous renvoyer vers une critique des tendances sécuritaires qui agitent de manière irrationnelle nos sociétés.

Ainsi, si François Curlet se moque de nos peurs et s’en joue avec sarcasme, l’installation Chanter l’Enfer s’enracine dans un contexte tout à fait sordide. Chanter l’Enfer présente en effet quelques éléments de mobilier (rideaux, porte-manteaux, etc.) ayant meublé la chambre des six enfants séquestrés et assassinés à Bruxelles par le pasteur Andras Pandy dans les années 1980. Récoltés sur le lieu des sévices après le passage de la police scientifique, ces simples éléments de mobilier montrent alors la charge affective que l’on projette sur la matière lorsque l’on connaît le contexte de sa provenance.

Le Rorschach Saloon qui clôt l’exposition apparaît enfin comme une invitation à l’imaginaire. Les portes à battants du saloon épousent les formes indécises des motifs du test de Rorschach, tandis que les murs sont également couverts de taches colorées symétriques. Chaque table propose des bouteilles de bourbon ou de vodka, substances devant nous permettre d’ouvrir les vannes de notre imagination pour interpréter librement les symboles dont le saloon se trouve couvert.

 

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