LIVRES

Frédéric Bonnet

Albane Montangé. Commençons avec la question de l’identité du créateur. General Idea a formé un trio pour s’élever contre «la tyrannie du génie individuel». Est-ce un moyen de rappeler que l’artiste s’inscrit forcément dans une filiation et un contexte de création qui, sans le formater, le nourrit?
Frédéric Bonnet. Le formatage existe toujours aussi bien pour les commissaires d’exposition que pour les artistes. Nous ne vivons pas dans des bulles étanches. Nous avons tous des influences et heureusement, parce qu’il est toujours bon de se rendre compte qu’il existe des choses qui nous plaisent, nous intéressent ou nous émeuvent et d’autres pas du tout. Ce constat nous permet de faire un tri dans notre expérience de l’art, mais aussi, au-delà, dans l’expérience de la vie quotidienne.
Relativement à la préoccupation de la tyrannie du génie individuel qui a été au cœur du travail de General Idea, l’enjeu était de questionner la réalité de la création, la signature et la nature de l’artiste. Ils ont voulu montrer qu’il était possible au XXè siècle de créer une œuvre, dense, intense, importante qui ne soit pas le fait d’une individualité, mais véritablement le fait d’une réflexion à trois têtes. Dans l’exposition, de très nombreuses œuvres font références aux trois têtes, notamment une Showcard intitulée Three Heads are Better, mais aussi avec la figure récurrente du triangle. Ce n’était pas une manière de nier l’individualité et les capacités propres à chacun, mais à l’inverse de les intégrer dans une entité collective, afin de s’éloigner d’une image du génie romantique individuel et de repenser la nature de l’acte créatif.

Nous observons souvent un paradoxe, que pointe clairement General Idea, d’un art partagé entre sa valeur de rareté, de pièce unique et sa projection dans une dimension marketing. Comment voyez-vous cette articulation?
Frédéric Bonnet. General Idea a posé de nombreuses questions dans son œuvre ; c’est aussi ce qui fait l’intérêt de leur travail. Très tôt, l’un de leurs axes de recherche a été de pointer la société capitaliste et les productions de médias de masse dont la finalité est de servir la société de consommation. C’est pour cette raison qu’une partie de l’exposition est intitulée «Culture de masse» et qu’elle est consacrée aux questions de la consommation, des médias et du public. Le propos de General Idea dans son œuvre est intrinsèquement politique. Ils n’ont pas hésité, par exemple, à extrapoler l’image du fascisme pour la rapprocher d’interrogations sur le contrôle des masses, comme avec l’image Nazi Milk. Vous parliez aussi de marketing, or leur projet AIDS, je le dis sans aucune forme d’ironie, est un projet marketing. Il visait à imposer une marque globale, le nom AIDS, en utilisant les moyens d’une campagne avec une image «choc» faite d’un logo dont ils ont fait varier les couleurs et qui a été décliné sur de nombreux supports: affiches, panneaux lumineux, timbres et objets divers. Cela afin de faire prendre conscience d’une réalité sanitaire et sociale sur laquelle les gouvernements de l’époque, en 1987 donc, fermaient grandement les yeux.
Personnellement, je n’ai pas de problème avec cette logique marketing à partir du moment où l’artiste est très clair et cohérent quant à sa démarche. Une œuvre est une œuvre, qu’il s’agisse d’une pièce unique ou d’un multiple. Effectivement, une œuvre multiple n’a pas la même valeur qu’une œuvre unique, mais on interroge là un cadre de valeur en plus d’un cadre esthétique et artistique. Dans le cas de General Idea, le multiple a été un moyen de diffuser leurs images et leurs idées de façon beaucoup plus étendue et d’interroger l’économie de l’œuvre d’art.

General Idea dit que «Les médias aiment les artistes en tenue d’artiste». À tel point qu’ils finissent par créer un système de codes glamours qui composent la culture dite populaire. Comment pensez-vous l’art dans sa relation aux médias?
Frédéric Bonnet. Le manifeste «Glamour» de General Idea, paru en 1975, dit bien que l’on a essayé de vendre pendant très longtemps un cliché très particulier qui est celui de l’artiste à béret et pinceau. Eux ont voulu rompre avec ce cliché et se vendre comme des artistes glamours. Ils annoncent clairement qu’ils veulent être riches et célèbres et que, pour l’être, il faut être beau et faire de belles images sur papier glacé. Bien sûr, leur posture est ironique. Ils veulent casser le moule de l’image de l’artiste, c’est pour cette raison qu’ils ont autant produit sur la représentation de l’artiste. Effectivement, c’était une manière de remettre en cause l’imagerie de l’artiste véhiculée par les médias.

Le trio parle également de ce qu’il appelle «l’instinct de plaire», un instinct dont il donne une vision ironique en se représentant avec la figure du caniche. Quel regard portez-vous sur les rapports, non plus aux médias, mais plus directement au public? Et aussi, par extension, quel regard portez-vous sur la célébrité de l’artiste? 
Frédéric Bonnet. Je pense que la célébrité de l’artiste entre dans le cadre dont nous avons parlé, du travail sur le glamour. Je crois que General Idea a anticipé beaucoup de postures contemporaines avec ce questionnement de l’attitude de l’artiste. Évidemment, ils avaient vu Andy Warhol, mais ils ont été au-delà en faisant du glamour un processus de création et pas seulement une posture de représentation.
En ce qui concerne le rapport au public, il ne faut pas oublier qu’ils ont commencé à travailler ensemble à la fin des années soixante, pendant une période de remise en question profonde des structures de l’art. La performance devient alors un art à part entière et reconnu et dont la particularité est d’être proche du public. Au début de leur collaboration, ils font beaucoup de grandes performances spectaculaires, dont certaines ont spécifiquement intégré le public en lui demandant une participation active: faire une standing ovation, rire, évacuer le pavillon, etc. C’était une façon de pointer la manipulation du public. On retrouve toujours cette double fascination d’intégrer la manipulation du public effectuée par les médias et les structures du pouvoir, tout en montrant une volonté d’ouvrir l’œuvre d’art à un public de plus en plus élargi.

General Idea revendique une articulation entre le réel et la fiction, ce qui d’ailleurs est inhérent à l’art même. C’est une évidence, l’art a pour fonction de décaler le réel, se le réapproprier pour pouvoir en parler. Il est la marque d’une perception propre à l’artiste qui le produit. Dans ce que l’on appelle le grand public, ce qui nous semble évident ne l’est pas, et beaucoup de gens comprennent encore l’art au premier degré. Est-ce une préoccupation pour vous, en tant que critique d’art?
Frédéric Bonnet. C’est forcément une préoccupation en tant que critique d’art, dans la mesure où nous vivons dans un monde qui ne va pas très bien et qui pose beaucoup de questions. En tant que critique d’art, j’ai toujours été sensible aux artistes qui mêlent le réel et la fiction, le figuratif et l’abstraction ; ceux qui trouvent une logique réaliste à travers des figures abstraites. Les artistes ont une autre forme d’acuité qui leur permet d’interroger le monde en en remettant en cause les structures. Ils créent ainsi leur propre réalité. Cette capacité à inventer sa propre réalité chez un artiste m’interpelle énormément, bien au-delà de General Idea.

Le trio remet aussi en question le principe du droit d’auteur, une vision au cœur des débats à l’heure d’Internet et des problèmes de téléchargements illégaux. Cette vision n’a-t-elle pas plus de valeur conceptuelle que concrète. Comment l’abordez-vous?
Frédéric Bonnet. Je ne crois pas que cette vision soit purement conceptuelle chez General Idea, elle est même très concrète. Ils en font un usage très particulier, par exemple en produisant des tableaux «Copyright». C’était une manière d’inciter à l’appropriation de l’image, et donc de refuser le droit d’auteur. C’est logique avec leur démarche qui consiste à la réappropriation des images, à les recréer sous de nouvelles formes en leur insufflant de nouveaux sens et des contenus différents. Par ailleurs, il existe une réalité qui s’impose, un artiste, en tant qu’auteur d’une œuvre d’art, ne veut pas voir son travail pillé. C’est un positionnement qui peut être ambigu, mais qui marque deux temps. D’abord, face à une œuvre, on n’a pas le droit de s’en emparer sans la citer. En tant que critique, en effet, je ne voudrais pas que l’un de mes textes soit repris sans que mon nom ne soit signalé. Mais, par ailleurs, une image, de manière générale, doit être diffusable autant que possible. General Idea avait bien anticipé, longtemps avant Internet, cette diffusion de l’image et cette forme de réappropriation.

Quels sont vos prochains projets en tant que commissaire d’exposition?
Frédéric Bonnet. Je m’interroge! Mon prochain gros projet est l’organisation de la deuxième étape de cette rétrospective «General Idea» à Toronto, à l’Art Gallery of Ontario. C’est un défi intéressant dans la mesure où les espaces sont très différents et que l’on ne peut pas transposer telle quelle une exposition dans un autre endroit. Même si je conserve la thématique, il faut donc totalement repenser le parcours.

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Critique de l’exposition «General Idea»