ART | CRITIQUE

Fous de dessin

PIsabelle Davy
@12 Fév 2002

Une occasion de s’interroger sur ce que l’on voit dans un dessin — des traits, des taches, des lignes —, et sur ce qui est en jeu, en particulier la représentation: même quand il est figuratif, le dessin fait autre chose que représenter.

Qu’est-ce qui est donné à voir dans un dessin? Que voir dans les traits, les taches, les lignes ? Le voir en dessin est complexe, comme le voir en peinture.

Il porte des notions comme le sens, l’œuvre, la forme, mais interroge la relation entre l’œuvre et le langage.

Déjà au XVIe siècle, Giorgio Vasari opposait le dessin de figure comme contour et le dessin d’esquisse relevant de la tache. Beaucoup plus près de nous, Heinrich Wölfflin a travaillé la notion de style entre une approche des choses par la ligne entendue comme cerne et leur approche par les masses, entre ce qu’il a appelé un voir « linéaire » et un voir « pictural ». Dans le catalogue de l’exposition réalisée au Louvre en 1995 sur le dessin (Traité du trait), Hubert Damisch proposait un concept du trait comme index d’une activité selon des modalités diverses : « contour » de la figure, « aspect » matériel, délinéation des surfaces et construction « géométrique », « expression » des mouvements des corps et des passions de l’âme, etc. Le trait est pensé dans sa différence d’avec la ligne qui est limite (il navigue entre la tache et la ligne). Cependant, même s’il n’est pas réduit au trait, le dessin est toujours pris dans la tension du contour de la forme et de la zone de matière.

Toute réflexion sur le dessin amène à considérer la théorie de la mimesis qui ne relève pas simplement de l’imitation. Pour Aristote, la mimesis participe de la fable, elle est sémantique du monde, vision du monde (poïesis). Un dessin n’exprime pas une émotion, son sens n’est pas de signifier quelque chose. Même quand il est figuratif, le dessin fait autre chose que représenter. Dans les dessins de Martial Raysse, de minuscules personnages évoluent à la fois légèrement et comme des pantins au milieu d’architectures ténébreuses et inquiétantes. La question n’est pas de savoir ce que signifie l’œuvre, mais comment elle signifie. La question est celle du rythme et non celle du signe.

Les nus d’Eugène Leroy montrent le paradoxe d’une figure travaillée par la défiguration, ou en deçà de la figure. Cette puissance de figurabilité dont parle Georges Didi-Huberman, ce quelque chose qui n’est ni visible ni invisible mais matière, et qui nous regarde, nous concerne dans un tremblement du regard.

Portrait ou paysage, présence ou absence de la figure humaine, le premier ne dit pas plus de l’humain que le second. Et un dessin qualifié d’abstrait est tout autant dans le concret d’une appréhension du monde. Le dessin de Rebecca Horn pourtant intitulé Rose Bush ne représente pas un rosier. Il est un sujet-dessin en train de se faire. L’œuvre d’art est affaire de sujet, non pas expression d’un individu, mais construction d’un sujet, sujet d’une œuvre.

Une œuvre d’art existe par le discours qu’on en fait, par ce qu’elle nous fait dire. D’où la nécessité pour un discours sur l’art de tenir compte du langage, de penser le rapport entre l’œuvre et le langage. C’est le geste de Damisch lorsqu’il fait référence à Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus). On peut cependant discuter les implications d’une telle référence : une conception du langage comme désignation du monde.

Le dessin non figuratif met en difficulté la description si celle-ci est pensée en terme de nomination. On ne peut décrire une œuvre sans l’interpréter. Mais parler d’une œuvre n’est pas obligatoirement la décrire en la nommant. Car l’interprétation n’est pas forcément découverte d’un sens de vérité. Elle peut espérer tendre vers l’invention d’une pensée. Ce que révèle la ligne de Pablo Picasso dans son dessin Gentilhomme, mère maquerelle et protégée, ligne qui n’est pas contour, mais interprétation de l’œuvre de Goya, c’est-à-dire transformation d’une œuvre par une autre, et qui demande la transformation de la théorie sur les œuvres.

Quelques exemples :
— Rebecca Horn, Rose Bush (Rosier), 1991. Crayons de couleur, mine de plomb, peinture. 98 x 67 cm.
— Eugène Leroy, Nu, 1983. Deux dessins, fusain, pastel sur papier. 107,5 x 75 cm.
— Pablo Picasso, Gentilhomme, mère maquerelle et protégée, 1968. Mine de plomb sur papier. 49,2 x 75,8 cm.
— Martial Raysse, Mario cherche son âme ; Tout suit son train sans retarder ; Nirvana Hôtel ; Le diable bat sa femme, 1998. Quatre œuvres, fusain sur papier. 33 x 41 cm environ.

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