PHOTO | CRITIQUE

Fourrure, vitrine, photographie

PFrançois Salmeron
@27 Mai 2016

Gilles Saussier et Stéphanie Solinas remettent en question les fondements du photoreportage et de la photo d’identité. Tous deux révèlent ainsi les préjugés, les archétypes et les limites de ces usages. L’un dans sa prétention à viser et capturer sa cible au plus près de l’action, l’autre dans sa capacité à restituer l’essence même de son modèle.

Pour le second volet de sa rétrospective, dont le premier moment avait eu lieu au Frac de Haute-Normandie, Gilles Saussier invite la photographe Stéphanie Solinas à dialoguer avec son œuvre. Reconnu pour son photoreportage sur la révolution roumaine de décembre 1989, au cours de laquelle le dictateur Ceausescu est destitué et exécuté, Gilles Saussier quitte pourtant la célèbre agence Gamma pour se consacrer à la photographie artistique, et présente sa première exposition personnelle au Bangladesh, Shakhari Bazar en 1997. Mais quinze ans après avoir rencontré le succès grâce à son premier reportage, qui lui a d’ailleurs valu un prix, Gilles Saussier retourne finalement sur les lieux de la révolution roumaine. Il confronte alors l’iconographie de presse à la mémoire du pays.

Dès l’entrée de l’exposition, nous retrouvons une photographie de chaque artiste, côte à côte. A priori, on ne décèle aucun point commun entre un cliché grand format de Gilles Saussier, représentant une femme en train de tirer avec un fusil, et un masque en papier réalisé par Stéphanie Solinas. Sauf que, au fil de l’exposition, les liens entre les deux artistes se développent et deviennent même flagrants, au point d’aboutir à un subtil jeu de cadavre exquis, où Gilles Saussier et Stéphanie Solinas abordent de concert plusieurs thématiques essentielles à leur pratique: l’identité, le rôle de la photographie et du photoreportage, la mort et la disparition.

La série des Tableaux de chasse de Gilles Saussier revient effectivement dans la ville de Timisoara, berceau de la révolution de 1989. On apprend que la jeune femme en train de tirer avec un fusil est une journaliste, en réalité. Gilles Saussier remet ainsi en question les préjugés de la pratique du photoreportage compris, depuis L’Instant décisif  d’Henri Cartier-Bresson, suivant le modèle de la chasse: il s’agit de «viser» et de capturer sa «cible».

Le masque en papier réalisé par Stéphanie Solinas représente quant à lui un portrait en 3D d’Alphonse Bertillon, père de la photographie d’identité à la fin du XIXe siècle. Bertillon définit les formes, les codes et les fonctions de la photo d’identité: il s’agit de photographier un individu de face et de profil, sans expression, sur fond neutre, en optant pour un cadrage frontal, resserré. Mais ici, le visage de Bertillon apparait surtout comme un trophée de chasse, accroché au mur de l’institution. On réalise ainsi que les deux artistes interrogent chacun deux usages canoniques de la photographie (photoreportage et photo d’identité) pour en saper les fondements.

On notera aussi un fort contraste entre les deux représentations. D’une part, la journaliste, sous la pression du tir, ferme les yeux, son visage se crispe, et sa main, qui arme le fusil, cache sa bouche et son menton. D’autre part, Bertillon, qui avait l’habitude de se prendre lui-même comme modèle pour définir son protocole photographique, offre au contraire un visage entièrement visible, et clairement lisible de par les mesures qui soulignent ses traits.

Gilles Saussier poursuit sa critique des codes du photoreportage en investissant l’intérieur de l’usine Elba, où est justement née la révolution roumaine. Quinze ans après les faits, on perçoit dans ce cliché un hommage aux ouvriers, qui furent parmi les premiers Roumains à se soulever, mais dont les actions, les noms et les visages n’ont jamais été relayés par les médias à l’époque. On remarque également, posé sur le sol à côté des machines, la présence discrète du prix photographique qu’aura remporté Gilles Saussier pour son photoreportage. Il le délègue aux ouvriers de l’usine, et emporte en souvenir un socle de perçage, criblé de trous de fraiseuses, symboliquement appelé «martyr» dans le jargon ouvrier. A côté de cette photo, on perçoit encore la fameuse image de Gilles Saussier qui aura fait la une des magazines, notamment du Stern en Allemagne, et forgé sa réputation. Sa composition (un gros plan sur deux soldats cachés derrière un mur, rappelant la célèbre injonction de Capa: «Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près»), et sa dramatisation, lui assurent de parfaitement coller aux canons du photoreportage et de l’imagerie de guerre.

Deux autres grands formats de Gilles Saussier retiennent également notre attention. L’un propose une étrange mise en abîme. Une journaliste, face à une caméra, pose devant un parterre de faisans morts, étalés comme des trophées. L’analogie entre la pratique du reportage et de la chasse se confirme ici. D’ailleurs, comme nous le suggérions, Henri Cartier-Bresson pense l’activité du photoreporter suivant le paradigme du sniper, du chasseur ou du braconnier: «Que quelqu’un vienne à passer, on suit son cheminement à travers le cadre du viseur, on attend, attend, on tire, et l’on s’en va avec le sentiment d’avoir quelque chose dans son sac».
L’autre, enfin, représente un charnier sous la neige. Les Roumains, au lendemain de la révolution, seraient venus déterrer leurs morts pour essayer de reconnaître parmi eux l’identité d’un proche disparu.

D’ailleurs, ce cliché résonne étonnamment avec Les Déserteurs de Stéphanie Solinas. Parmi les tombes du cimetière du Père Lachaise, l’artiste photographie sur des médaillons et des portraits vacants, abîmés par le temps. La prise de vue frontale rappelle le protocole de Bertillon, tandis que les visages disparus évoquent les anonymes roumains enterrés dans des fosses communes. Les tirages, empilés les uns sur les autres, forment une sorte de colonne ou de monument, comme s’il s’agissait d’un lieu de commémoration. Sur les visages effacés apparait toutefois une inscription en braille qui donne la localisation de chaque tombe. On rencontre d’ailleurs dans la même salle d’exposition une photographie de la sépulture de Valentin Hauÿ, fondateur de la première école des aveugles.

Il semble ainsi qu’à travers cette œuvre, Stéphanie Solinas dévalorise consciemment le primat que l’on donne habituellement à la vue dans la pratique photographique. Alors que Cartier-Bresson insistait sur le rôle primordial de l’œil (d’où son surnom d’«œil du siècle»), Stéphanie Solinas, dans un drôle d’autoportrait représentant des moulages de ses phalanges en bronze, préfère souligner le rôle essentiel de ses mains dans le déclenchement de l’obturateur ou dans les mises au point qu’elle effectue.

La série Spolia, réalisée dans l’usine roumaine où a été fabriquée la Colonne sans fin de Constantin Brancusi, apporte un éclairage sur les conditions de production de l’art au XXe siècle. D’une part, Gilles Saussier rappelle que les ouvriers chargés de créer la colonne ont tenu un rôle décisif dans sa conception, en expliquant notamment à Brancusi qu’elle ne pourrait atteindre les 60 mètres espérés par l’artiste, sous peine de s’écrouler. D’autre part, Gilles Saussier photographie une réplique grandeur nature de l’œuvre, restée enfermée dans l’enceinte de l’usine qui, peu à peu, tombe en désuétude. La photographie, tout comme le travail en usine, offrirait donc une reproductibilité accrue des œuvres d’art.

Stéphanie Solinas produit à son tour une œuvre fonctionnant sur un principe de répétition. Elle tente de dresser le portrait moyen d’un individu dénommé «Dominique Lambert». Pour ce faire, elle récolte des questionnaires envoyés à des citoyens français portant tous ce même nom et, à partir de leurs réponses, constitue leur profil physique et psychologique à l’aide d’une panoplie d’experts. Elle évalue alors l’écart qui demeure entre la représentation supposée d’un personne et son entité réelle, comme pour mieux souligner les limites des stratégies d’identification qu’utilise l’Etat.

Les préoccupations de Gilles Saussier et Stéphanie Solinas se rejoignent enfin dans d’étranges cadavres exquis d’objets, présentés sur des tables ou dans des vitrines. Une photo anonyme du couple Ceausescu en train d’être exécutés. La première pellicule photo de Stéphanie Solinas. Des objets rappelant le nom du grand-père de Saussier (un cintre, un maillot de cycliste). Des livres portant sur l’art des sépultures. Un crucifix. Un cache-col en hermine… Ces éléments disparates apparaissent finalement comme des indicateurs du parcours et de l’identité des artistes, ou comme des révélateurs de leurs thèmes de prédilection.

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